Une épave belle comme l’antique

Ils étaient là depuis près de deux mille ans, ensevelis sur le site de l’ancien port. Les vestiges d’un navire romain ont été retrouvés en excellent état par les archéologues. Une découverte extraordinaire qui n’a pas fini de livrer tous ses secrets.

Marcelo Wesfreid

Des voiliers à perte de vue. Des touristes massés sur les pontons. Des yachts ultraluxueux. Antibes, sur la Côte d’Azur, est aujourd’hui le plus grand port d’Europe pour la navigation de plaisance. S’ils pouvaient revenir parmi nous, les matelots grecs qui débarquèrent dans la baie aux alentours du IVe siècle avant Jésus-Christ, pour y fonder un comptoir proche de leur colonie de Marseille, n’en croiraient pas leurs yeux. L’Antipolis de l’époque n’était pas un lieu de détente, mais une cité connue pour sa production de garum, un condiment à base de thon servant à relever les plats, dont raffolaient les Romains. Au port, l’activité était intense. On chargeait et déchargeait sans cesse des marchandises venues de toute la Méditerranée.

Aujourd’hui, pour se faire une idée, il suffit de traverser le quai des Pêcheurs, le long du rivage, et de s’éloigner des bateaux. Derrière une palissade déployée jusqu’aux murailles de la ville, des grues tournoient dans le ciel et de gros camions man£uvrent : à cet endroit, un parking souterrain de 600 places est en pleine construction. Les travaux occupent 5 000 mètres carrés. Etonnamment, pourtant, les ouvriers du bâtiment ne sont pas les seuls à s’activer. Des archéologues de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) furètent, accroupis. Ils sondent les entrailles de la terre avant que les bulldozers n’écrasent tout.

L’architecture navale romaine dans toute sa splendeur

Au début de notre ère, des navires accostaient à cet endroit. Puis la berge a reculé lorsque les courants ont ensablé cette partie de l’anse. Les vestiges gisant au fond du port antique se sont trouvés ensevelis. C’est ainsi qu’en creusant à près de 4 mètres sous terre les chercheurs sont allés de trésors en trésors, exhumant une centaine de milliers d’objets : des amphores, des ancres en pierre des premiers temps de la navigation, une boîte en ivoire, des morceaux de tissus, un bol où un marin nommé Rutili a gravé son nom dans la céramique, comme pour dire :  » Ce bol est à moi « à

Mais c’est en mai dernier que la liste s’est enrichie d’un véritable trésor : après trois mois de travail, l’équipe de l’Inrap a extrait des sables un énorme assemblage en bois imbibé d’eau comme une éponge. Il s’agissait d’une épave de bateau romain datant du IIe siècle de l’ère chrétienne ; un joyau vieux de mille neuf cents ansà La découverte était exceptionnelle.  » Trouver une embarcation antique qui a servi à la navigation maritime est extrêmement rare en France, souligne la responsable des opérations, Isabelle Daveau, ingénieure de recherche à l’Inrap. Voilà plus de vingt ans que ce n’était pas arrivé. Le bois ne résiste guère au temps qui passe. Les parasites le décomposent rapidement.  » A Antibes, le sable qui enveloppait l’embarcation l’a protégée contre les assauts des petites bêtes.

Un problème s’est alors posé : comment retirer la couche de terre recouvrant le bois mouillé sans provoquer une dégradation rapide ? Une tente a été installée pour faire barrage aux rayons du soleil, et des arroseurs de jardin ont été disposés tout autour, afin que le bois ne sèche pas. Giulia Boetto, spécialiste de l’architecture navale au CNRS, s’est déplacée sur les lieux. Dès lors, le travail d’analyse a pu commencer sur ce qu’il reste aujourd’hui du navire : une quille et une coque de plus de 14 mètres de longueur et de 7 mètres de largeur, taillées dans du bois de conifère, en excellent état. Cette structure provient d’un modèle à voile carrée et à fond plat, comme il s’en trouvait à l’époque à foison sur la Méditerranée.

L’art romain de construction des navires y apparaît dans toute sa splendeur. On distingue parfaitement les languettes en bois dur qui servaient à faire tenir des parties du navire entre elles, des clous de cuivre de 15 centimètres de longueur, des clous en bois, de même que des encoches d’une précision à couper le souffle.

Giulia Boetto s’approche des poutres qui forment la structure transversale de la coque :  » Les traces de scie sur le bois sont encore visibles « , s’extasie la chercheuse en montrant une membrure. On décèle, ici ou là, des restes de poix, ce goudron végétal qui servait naguère à rendre les parois étanches. Un pinceau pour badigeonner les parois du bateau a également été retrouvé, encore imprégné de cet enduit primitif.  » Le bateau devait transporter quatre ou cinq personnes et jusqu’à 100 tonnes de marchandises « , estime Giulia Boetto. Comment un navire assemblé par des clous en bois et en cuivre pouvait-il être si résistant ?

Autre mystère : pourquoi ce navire a-t-il sombré si près de la côte ?  » Selon l’une de nos hypothèses, le navire s’est fracassé contre le rivage en raison d’une tempête et a sombré dans cette partie peu profonde du port, avant d’être peu à peu enseveli « , avance Isabelle Daveau. La cargaison a disparu, dérobée par des pillards ou égarée. Mais la mise au jour de ce vestige hors de l’eau est une chance pour les chercheurs car, lorsque des épaves sont repérées dans les fonds marins, l’étude est complexe et coûteuse.  » A 40 mètres de profondeur, les plongeurs doivent se relayer toutes les vingt minutes « , explique la chercheuse.

Il faudra encore trois ans pour traiter et restaurer l’épave

Cette splendide découverte est aussi une aubaine pour la municipalité d’Antibes et son maire, Jean Leonetti, bien décidés à sauver l’épave pour la montrer au grand public. Le navire sera installé dans un ancien bâtiment utilisé pour les transmissions radiophoniques, situé sur les hauteurs d’Antibes. Le séchage et l’exposition devraient coûter la jolie somme de 1,2 million d’euros. Mais il faudra, avant cela, résoudre les difficultés techniques pour extraire le navire.  » L’épave va être démontée, mise en caisses par morceaux et envoyée à Grenoble dans un laboratoire spécialisé, où elle sera placée dans des bacs de résine pendant plus d’un an « , commente Jean-Louis Andral, directeur des musées de la ville. L’ensemble sera ensuite traité par un procédé thermique de façon à débarrasser le bois des molécules d’eau. Dans trois ans, l’ancêtre des yachts et autres voiliers aura droit à une nouvelle vie. Les plaisanciers de passage pourront, le temps d’une escale, caboter à travers le temps.

MARCELO WESFREID

Comment un navire assemblé par des clous en bois et en cuivre pouvait-il être si résistant ?

 » Voilà plus de vingt ans qu’on n’avait pas trouvé d’embarcation antique en France « 

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