» Une convivialité très partagée « 

 » La sécurité sociale, c’est la colonne vertébrale de la Belgique « , assure le socialiste Paul Magnette. Le ministre fédéral de l’Energie relève aussi  » des habitudes très proches, de part et d’autre de la frontière linguistique « . Et un même attachement à l’autonomie communale.

Le Vif/L’Express : Spontanément, qu’est-ce qui vous vient à l’esprit si l’on évoque les traits communs aux Flamands, aux Wallons et aux Bruxellois ?

Paul Magnette : L’élément le plus fortement commun aux trois Régions, c’est notre modèle social. On l’a vu avec l’affaire Brink’s. La manière dont le contentieux a été géré par cette entreprise a soulevé la même réprobation en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles. Parce que ça allait à l’encontre de nos principes communs. Chez nous, il y a une tradition de concertation. On va rarement à l’affrontement. C’est une nette différence par rapport au modèle anglo-saxon, ou par rapport aux pays latins, où les questions sociales sont abordées de façon beaucoup plus conflictuelle. L’autre grand trait commun aux trois Régions, c’est l’importance du pouvoir communal, qui va de pair avec le fort ancrage local des acteurs politiques. Dans n’importe quel grand pays d’Europe, et même dans certains petits pays, les dirigeants politiques vivent dans la capitale. Ils sont assez peu présents dans leur circonscription. Les Belges, au contraire, pratiquent une forme de démocratie très enracinée. Et c’est une richesse, à mon avis.

Cet ancrage local ne favorise-t-il pas un certain esprit de clocher, incompatible avec la poursuite de l’intérêt général ?

Il peut y avoir des dérives campanilistes, comme on disait autrefois. Chacun son campanile, chacun son clocher. On a dépassé ça grâce à la Région wallonne… D’autre part, si cet esprit de clocher revêt des connotations péjoratives, il permet tout de même une grande proximité avec la population. Même si on peut regretter l’existence d’un fossé entre les élus et les citoyens belges, il est infiniment moindre qu’ailleurs en Europe. Cet attachement à l’autonomie locale, aussi fort en Wallonie qu’en Flandre, ça nous rassemble. Voyez les débats du moment. On discute de tout : du fédéral, des Communautés, des Régions, des provinces… Mais personne ne remet en cause l’autonomie communale. Cela prouve que ça remonte très, très loin. Au Moyen Age, en fait. La Belgique était alors en plein milieu de cet axe Rhin-Rhône autour duquel s’est développée l’Europe des cités.

Quelles en sont les implications dans la vie quotidienne des gens ?

En Belgique, les gens ont l’habitude de se rassembler au niveau local. Chaque ville a ses associations. Il y a une densité du lien social qu’on ne retrouve pas dans le reste de l’Europe, sauf dans certaines zones rurales de la Suède, dans le centre de l’Italie, dans le nord de l’Espagne… Derrière ça, il y a bien quelque chose d’un modèle belge. Une même conception de la convivialité et de la solidarité. Des habitudes très proches, de part et d’autre de la frontière linguistique. Voyez le nombre extraordinaire de clubs de foot et de cyclisme. Même si le sport est un phénomène mondial, en Belgique, il rythme les week-ends de façon plus prononcée qu’ailleurs.

Certains observateurs considèrent que la particratie est un mal typiquement belge. Les partis politiques, tant francophones que néerlandophones, n’ont-ils pas une emprise démesurée sur la société ?

On pourrait dire l’inverse : la société belge a beaucoup d’influence sur les partis. Dans d’autres pays, le pouvoir impose des mesures unilatéralement, ce qui débouche sur des conflits qui s’enlisent, parfois dans la violence. On n’a jamais vu ça chez nous. Parce que la société a des relais dans les partis, qu’elle peut les influencer. Du coup, les conflits sont désamorcés en amont. Nous sommes une société très paisible, en fait. Un mode de gouvernement autoritaire, comme celui du Premier ministre anglais David Cameron, cela crée des fossés qui peuvent durer longtemps. Certaines fractures de l’époque thatché-rienne restent visibles dans la société britannique, plus de quinze ans après.

Les Belges partagent-ils aussi une méfiance à l’égard de l’autorité, un malin plaisir à contourner les règles ? Selon certains auteurs, les occupations étrangères successives auraient produit dans nos contrées une méfiance viscérale vis-à-vis du pouvoir. Cet état d’esprit pourrait même expliquer l’importance de la fraude fiscale, véritable sport national en Belgique.

Je ne mettrais pas toutes ces caractéristiques dans le même sac. Mais le Belge est frondeur, ça c’est sûr. Tant dans le nord du pays qu’au Sud. Si vous accompagnez un ministre allemand, britannique ou français en déplacement, vous sentez tout le prestige du pouvoir, le poids écrasant de l’autorité. Cette révérence n’existe ni en Flandre ni en Wallonie. Chez nous, quand vous êtes ministre, les gens vous tapent sur l’épaule.

Si on vous comprend bien : le Belge existe.

Derrière des différences évidentes, et celle de la langue est très marquante, on retrouve un mode de vie identique. Un même way of life, comme disent les Américains. Si on analyse l’organisation des loisirs ou les structures familiales, de ce point de vue-là, la Belgique est très homogène. Le constat vaut aussi pour les habitudes gastronomiques. Vous savez comment on dit tomates-crevettes en flamand ?

Euh… Tomaten met garnalen ?

Non. Tomaat crevette. C’est très symptomatique. Les Wallons sont toujours allés manger des crevettes à la côte. Les Flamands sont toujours venus manger du gibier et du saucisson dans les Ardennes. Ces séjours sont tout de même l’occasion de rencontres, de contacts, qui permettent en partie de désamorcer les clichés. Il existe bel et bien un substrat commun, un fond culturel identique, qui se manifeste aussi dans l’humour. On répète toujours que les comiques flamands et wallons pratiquent un humour différent, mais on retrouve des deux côtés le même goût pour l’absurde et l’autodérision. C’est d’abord, et avant tout, de l’humour belge ! On s’en rend compte quand on écoute Bert Kruismans à la Semaine infernale.

Parler d’un  » fond culturel identique « , n’est-ce pas dresser le portrait d’un peuple belge aux caractéristiques immuables ?

C’est bien pour ça que j’ai d’abord évoqué la concertation. Les aspects culturels ont leur importance. Mais le socle de la Belgique, c’est son modèle social. Ce n’est pas un hasard si les structures les plus unitaristes de ce pays, ce sont les syndicats et les mutuelles, et même les organisations patronales dans une large mesure. Lors de l’accord interprofessionnel, la confrontation se fait sur un axe gauche-droite bien plus que Nord-Sud. Une autre chose est très révélatrice : dans nos débats, peu de conflits portent sur la sécu…

Ah bon ? Il y a quand même une forte demande flamande pour scinder la sécurité sociale.

Eh bien, cette demande est bien plus marginale qu’elle n’en a l’air… Au début des années 1990, plusieurs études ont été publiées pour justifier la scission. Mais on en est revenu, même du côté flamand. Les arguments ont été détricotés. D’abord parce que la solidarité ne s’exerce pas seulement du Sud vers le Nord. La Flandre occidentale bénéficie des transferts du Brabant flamand. Les provinces les plus riches, ce sont les deux Brabants, soit une province wallonne et une province flamande. Même s’il y a parfois des remises en cause, liées à une forme de repli sur soi, le modèle n’a jamais été affaibli. Des nationalistes flamands, en très grand nombre, insistent sur le fait qu’ils veulent garder la solidarité interpersonnelle. Voilà bien la preuve que celle-ci constitue très profondément la substance du modèle belge. C’est vraiment la colonne vertébrale de la Belgique.

ENTRETIEN : FRANÇOIS BRABANT

 » Les Belges pratiquent une forme de démocratie très enracinée « 

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