Une Belgique divisée à l’avenir imprévisible

Depuis un demi-siècle, le Crisp analyse sans relâche les évolutions structurelles de notre pays, débusque ce qui se cache derrière ou au-delà des apparences, déchiffre les élections. Entretien avec Xavier Mabille, l’un de ses membres fondateurs et actuel président du Crisp, et Vincent de Coorebyter, son directeur général.

Le Vif/L’Express : Le Centre de recherche et d’information socio-politiques est né voici cinquante ans : l’époque était plus enthousiasmante qu’aujourd’hui, non ?

Xavier Mabille : La Belgique vivait au rythme de l’Exposition universelle : l’ambiance était euphorique. Le progrès technique, pensait-on, allait sauver le monde. La Belgique était alors un Etat unitaire et une puissance coloniale et industrielle (1). Voilà pour le beau côté de la médaille. De l’autre côté, la Belgique était fortement divisée. Aux prises avec de profonds clivages. Le plus fort d’entre eux opposait les mondes catholique et laïque. A l’époque, l’ULB et l’UCL étaient de véritables forteresses dressées l’une contre l’autre. La guerre scolaire et la question royale sont l’expression de la force de ce clivage.

Vincent de Coorebyter : A chaque fois, on est sorti de ces crises par des compromis et des rééquilibrages. Le Pacte scolaire a signé la fin de la guerre scolaire : il a reconnu la valeur à part entière de l’enseignement officiel, tout en octroyant un financement plus important à l’enseignement secondaire catholique. Plus tard, les questions très sensibles de l’interruption volontaire de grossesse et de l’euthanasie ont débouché sur des lois qui ont évité la rupture. On n’a pas sorti l’avortement et l’euthanasie du Code pénal, mais on a énoncé les conditions dans lesquelles ils pouvaient être pratiqués sans donner lieu à des poursuites. On a assisté à un changement global d’époque, mais pas à une victoire pure et simple d’un monde sur l’autre. D’autre part, il est piquant de constater que le clivage catholiques/laïques, qui était le plus puissant à l’époque, est celui qui a perdu le plus d’acuité aujourd’hui (2).

De nouveaux clivages ont-ils supplanté la division Eglise/Etat ?

X.M. : Voici cinquante ans déjà, il existait un autre clivage, très puissant, qui est toujours bien d’actualité. Je veux parler de l’opposition entre le  » centre  » à la  » périphérie « . Celle-ci était alors incarnée par les mouvements régionalistes flamand et wallon, qui se considéraient comme méprisés par le  » centre « , et marginalisés au sein de l’Etat unitaire. En 1958, un jeune avocat gantois nommé Wilfried Martens, présent au pèlerinage de la tour de l’Yser, exhortait les Flamands à résister à la francisation de Bruxelles et de sa périphérie ! Le Mouvement flamand militait pour l’émancipation culturelle. Les Wallons, eux, s’estimaient lésés sur le plan économique.

V.d.C. : Contrairement à l’opposition entre catholiques et laïques, qui s’est émoussée avec le temps, le clivage centre/périphérie est plus puissant que jamais. Dans chaque grande partie du pays, flamande, wallonne et bruxelloise, une part importante de la population se vit comme une  » périphérie  » dominée par un  » centre « . La Flandre se sent linguistiquement et culturellement dominée par les francophones. La Wallonie se sent économiquement et politiquement dominée par la Flandre, et négligée par Bruxelles. Les Bruxellois et les francophones de la périphérie se sentent menacés par la pression du nationalisme flamand et ne sont pas sûrs de la solidarité wallonne. Bref, tout le monde se sent marginalisé.

N’est-ce pas ce sentiment qui rend la Belgique ingouvernable ?

V.d.C. : La situation s’est aggravée lorsque les partis traditionnels se sont scindés en une formation politique francophone et une formation flamande. Les partis, depuis lors, ne s’adressent plus qu’à une seule des deux grandes communautés du pays. Cela a renforcé les différends linguistiques et institutionnels. Cette partition du paysage politique, l’apparition d’une dimension communau-taire, ont eu d’incontestables effets centrifuges, qui pourraient mener à l’éclatement du pays.

X.M. : La scission des partis a engagé la Belgique sur la voie du confédéralisme. Aujourd’hui, il est devenu difficile de mettre autour d’une même table des responsables politiques qui se reconnaissent mutuellement comme des interlocuteurs valables. Cela dit, il ne faut pas s’y tromper : les clivages ne rendent pas compte de tout. Ils n’expliquent pas, notamment, la formidable évolution du statut de la femme. Rappelez-vous : il y a cinquante ans, la femme qui se mariait avait besoin de la signature de son mari pour pouvoir ouvrir un compte en banque !

Mais les clivages permettent de cerner les mouvements de fond, les enjeux qui perdurent. Si l’on en juge par ce que vous dites du clivage communautaire, on n’oserait pas parier sur la survie de la Belgique dans cinquante ansà

V.d.C. : Au Crisp, on laisse aux astrologues le soin de prédire l’avenirà Cela dit, j’ose quand même faire remarquer qu’aux forces centrifuges, citées plus haut, s’opposent deux éléments fédérateurs. D’une part, Bruxelles : personne ne veut la lâcher, mais personne ne peut l’annexer. D’autre part, les interlocuteurs sociaux : les syndicats sont très attachés à l’unité de législation en matière de sécurité sociale, d’impôts, etc.

X.M. : Mais ces facteurs actuels d’union ne permettent pas d’augurer ce que sera la Belgique dans cinquante ans ! Or telle était la question. Le sort de la Belgique dans un demi-siècle sera extrêmement tributaire de l’évolution du contexte international, lequel est tout à fait imprévisible. Qui avait prévu la chute du communisme, la réunification allemande, la crise financière ? En 1958, qui aurait pu croire que, cinq décennies plus tard, le capitalisme belge aurait disparu au profit d’une économie globalisée ? Ce ne sont pas tant les évolutions belgo-belges que celles du monde et de l’Europe qui détermineront l’avenir du pays.

V.d.C. : Et les évolutions institutionnelles de l’Europe ne brillent pas par leur clarté. La Constitution européenne, par exemple, n’est ni fédérale ni confédérale !

X.M. : C’est vrai ça ! En fait, la complexité territoriale et linguistique de la Belgique reflète celle de l’Europe.

Un petit effort ! Comment voyez-vous la Belgique dans un demi-siècle ?

X.M. : Je vois un Etat belge qui subsiste, mais vidé de son contenu et limité à l’exercice de quelques fonctions régaliennes et de représentation étrangère. Il sera une coquille presque vide. Les centres de décision se trouveront ailleurs.

Le sujet du rattachement de la Wallonie (avec ou sans Bruxelles) à la France fait un tabac, ces temps-ci. Ce scénario vous paraît plausible ?

X.M. : Ces dernières années, pas mal d’Etats nouveaux se sont créés en Europe : la preuve que rien n’est inconcevable, même ce à quoi personne ne s’attend.

V.d.C. : Les grands changements sont rarement planifiés et ne correspondent pas toujours aux aspirations des populations concernées. Ils dépendent de jeux de pouvoir et sont le fait de minorités agissantes. Le rattachement à la France, s’il survient, ne sera sans doute pas le résultat d’une lente maturation. Il pourrait être rapide, accidentel, et pas nécessairement désiré par une majorité de citoyens. l Entretien : Isabelle Philippon

(1) A lire : Le Crisp : 50 ans d’histoire. Coordonné par Xavier Mabille, éd. Crisp.

A voir : Quai des Belges, réalisé par Bernard Balteau, 27 janvier à 23 heures sur Arte Belgique.

(2) Clivages et partis en Belgique, par Vincent de Coorebyter. Courrier hebdomadaire n° 2000, Crisp, 2008.

E Le 29 janvier, le Crisp organise un colloque sur  » Les groupes d’entreprises et la décision politique « . info@crisp.be

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