Un Woody en mode médium

A 75 ans, Woody Allen n’a rien perdu de sa verve, ni de son scepticisme, d’ailleurs. Démonstration à l’écran avec You Will Meet a Tall Dark Stranger, sa comédie annuelle, et de vive voix, le temps d’une rencontre.

Certes, le temps des Annie Hall, Manhattan et autres Zelig semble aujourd’hui bien éloigné. Mais si le Woody Allen annuel est désormais une affaire qui roule, sans autre véritable enjeu que nous renseigner sur son humeur du moment, on s’en voudrait, pour tout dire, de passer à côté – ne serait-ce que pour éprouver le plaisir de se replonger dans un imaginaire qui, à force, est un peu devenu le nôtre également.

A cet égard, You Will Meet a Tall Dark Stranger, le nouveau film du cinéaste new-yorkais, avance en terrain balisé, brassant ses angoisses et obsessions coutumières, en même temps qu’il évolue à front des fantasmes, frustrations et illusions de ses protagonistes. Le tout, sans se départir, dans le mouvement allègre de la comédie, d’une évidente noirceur – postulat affirmé d’entrée par l’inscription du film dans un horizon shakespearien emprunté à Macbeth :  » Life […] is a tale full of sound and fury, signifying nothing « (La vie… est un conte plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien).

Les héros ont échoué

Pessimiste dans l’âme, Allen a le bon goût d’y mettre la forme – celle d’une légèreté revendiquée. Le titre de son dernier opus, Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu en version française, revêt ainsi un savoureux double sens, évoquant aussi bien notre rendez-vous inéluctable avec la Mort qu’une prophétie formulée par une voyante à une femme ne demandant qu’à l’écouter, et plus encore à la croire.

Woody en mode médium, c’est là une figure récurrente de son cinéma et, partant, un motif moins anodin qu’il n’y paraît. Ce dont il convient d’ailleurs sans peine alors qu’on le retrouve, à la faveur du dernier Festival de Cannes, dans une suite du Martinez, miné par un refroidissement –  » Je ne vous embrasse pas… « , sourit-il d’entrée -, mais pas moins en verve pour autant.  » Il y a un tel désespoir, aujourd’hui, d’encore trouver quelque chose en quoi croire que les gens, aux Etats-Unis en tout cas, s’en remettent à ces voyants, si stupide cela soit-il. A une époque où il suffit d’ouvrir un journal pour découvrir que des prêtres ont abusé de jeunes garçons, même des gens animés de sentiments religieux admettent que la religion officielle est devenue une blague. Les  » héros  » et la religion ont échoué, mais puisqu’on a besoin de croyances auxquelles se raccrocher, chacun en invente à sa main : ce seront les médiums et autres diseurs de bonne aventure pour les uns, là où l’artiste voudra croire que son £uvre sera éternelle, et que cela pourra lui être utile. Mais à quoi donc cela lui servira-t-il, puisqu’il sera mort ? « 

Dans la bouche de Woody Allen, le constat est au moins autant amusé que désabusé. L’homme est lucide, mais pas sentencieux pour un sou. A l’image de son cinéma qui, dans un séduisant pas de deux, badine volontiers du côté des jeux de l’amour et du hasard, mais n’en finit plus d’agiter les mêmes interrogations et angoisses existentielles – pratiquement une fin en soi, concède l’auteur :  » C’est parce qu’elles sont sans réponse que ces questions n’ont jamais cessé de m’intéresser. Je n’ai jamais fait de films politiques ou sociaux, parce qu’ils soulèvent des questions auxquelles on peut apporter des réponses. Ils m’intéressent en tant que citoyen mais pas en tant que cinéaste. Si tout devait évoluer pour le mieux sur le plan politique et social, et que le monde devenait une vaste démocratie où chacun mangerait à sa faim et aimerait son prochain, on n’en trouverait pas pour autant le sens de notre existence. Un jour, il ne restera plus rien, ni Beethoven, ni Shakespeare, ni Picasso. Quel est donc le sens de tout cela ? A l’aune de cette question, les autres me semblent presque insignifiantes… « 

Immense pagaille

Affirmant ne croire en rien d’autre qu’au fait de survivre le plus longtemps possible, Allen avance donc à fleur de l’existence son scepticisme en bandoulière, qualité dispensée avec équanimité à l’endroit de ce bas monde comme de l’au-delà –  » Je ne pense pas qu’il s’y trouve quoi que ce soit. Même s’il m’arrive, à l’instar de ce qu’évoquait Borges, d’éprouver intuitivement, à la contemplation d’un crépuscule, le sentiment fugace que quelque chose existe. Mais cette intuition s’estompe aussitôt… «  Quant à sa vision du bas monde, il convoque l’ironie pour l’exprimer en creux :  » Je suis fasciné par la magie parce que je pense que la seule issue à l’immense pagaille dans laquelle nous nous trouvons passe par elle. Je ne vois pas la science y arriver, pas plus que la philosophie, l’art ou la politique… «  Non, pour autant, que le réalisateur de La Rose pourpre du Caire considère l’époque comme plus calamiteuse que ses devancières :  » Nous traversons une période de désespoir aigu du fait de l’état lamentable de l’économie mondiale. Mais si l’on se reporte à la fin des années 1930, lors de la montée du fascisme en Europe, le désespoir était aussi généralisé. Et pendant la guerre froide, nous allions nous coucher sans savoir si les Etats-Unis et l’URSS n’allaient pas entamer une guerre nucléaire. Le désespoir a toujours existé, sous des formes fluctuantes… « 

C’est peu dire, toutefois, que ce désespoir, le regard en coin de Woody a contribué à nous le rendre plus supportable, à flux continu de films ressemblant à autant de variations sur de mêmes thèmes.  » C’est comme la psychanalyse, observe un homme qui en connaît un bout sur la question. Vous faites des films pendant des années, et c’est comme lorsqu’on est étendu sur le divan : certains thèmes obsessionnels n’en finissent pas de réémerger. Ce n’est sans doute pas le cas si l’on ne fait que deux ou trois films dans sa vie, voire même cinq ou dix. Mais maintenant que j’en ai tourné plus de quarante, j’espère simplement ne pas vous resservir systématiquement les mêmes blagues. « La dernière en date, à savoir la présence de Carla Bruni au générique de son prochain long- métrage, Midnight in Paris a, en tout cas, la saveur de l’inédit…  » Je pensais qu’elle rejetterait catégoriquement l’idée, mais au contraire. C’est quelqu’un d’aventureux et de charmant, qui ne correspond pas du tout à l’image que l’on pouvait avoir des femmes de politiciens il n’y a pas si longtemps encore, aux Etats-Unis en tout cas. Carla Bruni ressemble à un véritable être humain. « Quant à l’actrice, on attendra pour se prononcer. Allen, pour sa part, n’en finit plus de tourner, de Manhattan à Barcelone, de Londres à Paris, suivant son inspiration.  » J’essaie toujours de faire de grands films, j’essaie encore de tourner mon  » Citizen Kane  » , même si le résultat ne s’en approche jamais. J’ai donc abandonné cette ambition, et me contente désormais d’avoir des idées. «  Ce qui, au demeurant, n’est déjà pas si mal.

You Will Meet a Tall Dark Stranger, sortie le 20/10. Critique dans Focus Vif.

JEAN-FRANçOIS PLUIJGERS

le cinéaste brasse ses angoisses et obsessions coutumières

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