Un vol qui donne des ailes

Pour offrir quelques minutes d’apesanteur aux chercheurs, l’Airbus A 300 de l’Agence spatiale européenne réalise d’incroyables pirouettes dans le ciel. Reportage dans la carlingue

A 6 000 mètres d’altitude, au-dessus de la Méditerranée, l’Airbus A 300 est serein. La météo est bonne, la trajectoire confortable. Vitesse : 850 km/h.

Première parabole dans une minute, annoncent en anglais les haut-parleurs à l’intérieur de la carlingue. Dans cet avion de ligne affrété par l’Agence spatiale européenne (ESA), les instruments scientifiques ont remplacé les sièges. Le sol est entièrement recouvert d’un épais matelas blanc. Pas un seul mètre carré qui ne soit équipé d’une ceinture de sécurité permettant de s’arrimer. Parmi les quelque 50 scientifiques à bord, on reconnaît tout de suite les novices. Dès l’annonce de la première parabole, ils se couchent à terre de tout leur long et verrouillent nerveusement leur ceinture. Les autres restent debout, s’affairent autour de leur matériel d’expérience, glissent tout au plus un pied sous une sangle tout en papotant.

Quatre, trois, deux, un :  » Pull up« , annonce le commandant de bord d’une voix mécanique, en tirant fermement sur le manche. L’Airbus se cabre, entame une ascension foudroyante, presque à la verticale. A l’intérieur de l’avion, la manoeuvre provoque une phase d’hypergravité. Dès lors, les corps pèsent deux fois leur poids. Les initiés disent qu’on est « en 2 G », ce qui signifie que la pesanteur ( gravity, en anglais) est multipliée par deux. Déplacer un bras de quelques centimètres est une épreuve de force. Inutile d’essayer de se lever. Dans l’avion, tout semble figé.

Deux mille mètres plus haut et vingt secondes plus tard, le pilote réduit brutalement la puissance des moteurs et redresse son manche. Une sensation de grand vide envahit les passagers, comme s’il manquait soudain quelque chose d’essentiel, un compagnon de toujours. L’avion est entré en phase « zéro G » ! Les corps flottent librement dans l’habitacle. Etrange balai désarticulé, un peu marin, où la mobilité des hommes rappelle celle de poissons. Ou des oiseaux. Un moment rare et précieux, dont les chercheurs profitent pour réaliser des mesures, qui sur de nouveaux matériaux, qui sur des cobayes humains, qui sur des nouvelles molécules pharmacologiques.

La manoeuvre du pilote a propulsé l’avion en l’air comme un caillou, dans une trajectoire balistique. Après quelques secondes, l’engin atteint le sommet de la parabole, retrouve très brièvement une position horizontale, avant de piquer du nez en chute libre pendant près de 3 000 mètres ! L’apesanteur se transforme brusquement (la transition ne dure que trois secondes) en une deuxième phase d’hypergravité. C’est à cet instant précis que l’on comprend l’utilité des épais coussins qui recouvrent le sol ! Les corps retombent lourdement et les retrouvailles avec le plancher de l’avion sont loin d’être douces. L’ensemble de la manoeuvre – qui décrit dans le ciel une immense bosse de chameau de 3 kilomètres de hauteur – a duré une minute en tout et pour tout ( voir le graphique).

Chacun reprend ses esprits. Quelques chercheurs vérifient l’état de leur matériel. Il faut faire vite. La prochaine montagne russe s’annonce dans deux minutes à peine. Au cours d’un vol parabolique, l’Airbus G zéro de l’ESA enchaîne trente paraboles! « L’Agence spatiale européenne organise des campagnes de vols paraboliques depuis une quinzaine d’années, tout comme les autres grandes agences spatiales (Nasa, Cnes, DLR, Agence spatiale russe…), explique Vladimir Pletser, responsable des vols paraboliques de l’ESA. Sur terre ( NDLR: il vaudrait mieux dire en l’air), c’est la seule manière de reconstituer les conditions de microgravité d’un vol spatial. Les vols paraboliques servent donc, notamment, à préparer des expériences scientifiques qui seront ensuite programmées à bord d’une navette spatiale ou de la station spatiale internationale. Une mission dans l’espace coûte très cher, de l’ordre de 20 000 euros le kilo embarqué. Il vaut mieux vérifier convenablement le fonctionnement des instruments avant de les lancer sur orbite. »

Lors de la dernière campagne de vols paraboliques organisée par l’ESA, à la mi-mars, plusieurs équipes étaient à bord pour préparer des missions spatiales. C’est le cas de l’équipe du Pr André Aubert de la KULeuven, spécialisée dans l’étude du système cardio-vasculaire humain.

« Après un séjour dans l’espace, même très court, deux astronautes sur trois ne savent plus se tenir debout, lors de leur retour sur terre, explique André Aubert. Ils sont victimes d’un déconditionnement général de leur organisme, lié à l’absence de pesanteur. Le système cardio-vasculaire, entre autres, ne fonctionne plus normalement. En apesanteur, le sang circule différemment. Il a tendance à se concentrer dans le thorax plutôt que dans les jambes. Et le travail de la pompe cardiaque en est allégé. Lors du retour sur terre, un phénomène inverse se produit: le sang se concentre plutôt dans les jambes que dans le thorax et, a fortiori, dans le cerveau. Celui-ci est donc moins oxygéné et c’est tout le mécanisme de contrôle cardio-vasculaire qui est perturbé. » Dans l’Airbus G zéro, le Pr Aubert et son équipe mesurent en continu le rythme cardiaque des cobayes humains, ainsi que leur tension sanguine.

Le futur astronaute belge Frank de Winne, qui partira, en novembre prochain, sur la station spatiale internationale avec une mission russe Soyouz, réalisera la même expérience avant, pendant et après son séjour dans l’espace. André Aubert insiste : « Ces travaux intéressent bien entendu l’entraînement des astronautes mais ils peuvent aussi avoir des retombées pour la médecine de tous les jours. Le phénomène de la syncope est comparable aux problèmes rencontrés par les astronautes de retour sur terre. » Une autre équipe belge, dirigée par le Pr Maurice Hinsenkamp (ULB), profite des vols paraboliques pour étudier l’ostéoporose chez l’astronaute. « Dans l’espace, l’absence de pesanteur provoque une déminéralisation accélérée des os, car ceux-ci ne sont plus soumis à des contraintes mécaniques. L’objectif de nos travaux est de mesurer précisément le manque de contraintes mécaniques en apesanteur dans le but de mettre au point des exercices de compensation. Dans l’espace, les astronautes passent déjà le plus le plus clair de leur temps à faire de la gymnastique pour compenser la déminéralisation de leurs os. Mais il y a sûrement encore moyen d’améliorer les programmes. Il faut aussi tenir compte du fait que les séjours dans l’espace deviennent de plus en plus longs. » Ici aussi, les recherches peuvent avoir des retombées en médecine générale, dans le traitement de l’ostéoporose dite de décharge, liée à l’absence d’activités physiques, notamment chez les personnes âgées.

Deuxième parabole dans une minute. Dans l’avion, la succession rapide des phases d’hypergravité et d’apesanteur devient vite routinière. On en oublierait presque les incroyables galipettes de l’Airbus, si les opérations n’étaient qualifiées de « périlleuses » par le commandant de bord lui-même, Gilles Le Barzic. « Un avion n’est évidemment pas fait pour ça. Nous le poussons à l’extrême de ses possibilités. Mais on ne le fait pas n’importe comment. Les vitesses et les trajectoires que nous imposons à l’avion ont été expérimentées par des pilotes d’essai et on sait que cela marche. »

Le premier moment critique est le sommet de la parabole, lorsque la vitesse de l’avion atteint à peine 250 km/h. « En principe, explique Gilles Le Barzic, un avion ne peut pas voler à cette vitesse-là. Il part en vrille. Sauf, précisément, si on lui donne cette trajectoire parabolique. » Le second moment délicat, c’est lorsque l’avion pique du nez à 42 degrés. « L’avion est en chute libre et l’accélération est telle qu’il est temps, grand temps même, de redresser sa trajectoire. » Le commandant de bord ne peut réaliser seul cette manoeuvre complexe : pas moins de quatre personnes sont dans le cockpit, deux pilotes d’essai et deux ingénieurs de vol.

Dans la carlingue, cinq personnes, spécialisées dans le sécurité des vols d’essai, observent tout ce qui se passe en dehors du cockpit. Leur combinaison orange et leur mission de surveillance leur valent le surnom d’Orange Angels. Mais il n’y a pas que leur combinaison qui les distingue des autres passagers : ils sont aussi les seuls à pouvoir se tenir debout, quelle que soit la position de l’avion ! Ce que les Orange Angels redoutent le plus, ce sont les risques d’explosion ou d’incendie. Certains chercheurs font des expériences de combustion, d’autres utilisent des produits inflammables et un court-circuit dans les nombreux câbles électriques alimentant les instruments scientifiques est toujours à redouter.

« Cela étant dit, les incidents graves sont extrêmement rares, explique le Dr Laurent Massoure, médecin chez les Orange Angels. Le gros de notre travail consiste à apporter un peu de réconfort à ceux qui souffrent du mal des transports. »

Les statistiques sont cruelles : en dépit des puissants médicaments distribués avant le vol, un bon tiers des passagers sont malades au cours d’un vol parabolique. Et, lorsqu’un Orange Angel vole au secours d’un chercheur (ou d’un journaliste…), c’est le plus souvent pour lui donner un petit sachet en papier. Et lui conseiller de le refermer avant la prochaine phase d’apesanteur.

Ce qui n’empêche pas l’entreprise française qui gère l’Airbus G Zéro, la société Novespace (une filiale du CNES, l’Agence spatiale française), d’envisager l’organisation de vols paraboliques touristiques. L’Agence spatiale russe organise déjà, depuis un certain temps, ce type de vols. Mais, vu le prix du billet (6 000 dollars !), elle n’attire pour l’instant que de riches Américains. « Nous avons déjà été sollicités à plusieurs reprises par des agences spécialisées dans des voyages d’aventures, explique l’un des responsables de Novespace, Thierry Gharib. La taille de l’Airbus permettrait d’embarquer beaucoup plus de personnes que l’Iliouchine russe. Nous pourrions sans doute vendre le billet de 3 000 à 4 000 euros. » Ce qui revient à quelque 300 euros la minute d’apesanteur.

Pour l’instant, ce projet se heurte à des difficultés administratives. Les vols paraboliques sont classés dans la catégorie des vols d’essai, qui interdit toute exploitation commerciale. Jusqu’à nouvel ordre, l’expérience de l’apesanteur restera donc réservée à quelques privilégiés : astronautes, chercheurs, journalistes, mais aussi des étudiants. Depuis quelques années, l’ESA organise en effet à l’intention de ces derniers des concours dont l’objet est de mettre au point une expérience à réaliser en microgravité. Les meilleures équipes gagnent le droit de réaliser leur manipulation au cours d’un vol parabolique.

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