Un trésor de bières précieuses

Pendant sept semaines, Le Vif/L’Express s’introduit dans les abbayes belges… Elles sont dorées, rouges ou bleues – bleues, surtout, titrées 9 %. Mais ce qui rend les moines de Chimay si fiers, ce n’est pas tant la succulence de leurs trappistes que les revenus qu’elles rapportent, et qu’ils consacrent à des causes sociales. A 100 %.

Bien joué, les moines ! D’un côté, un hôtel-restaurant (Le Poteaupré) qui marche du feu de Dieu, une brasserie aux flacons connus dans le monde entier, une fromagerie aux pâtes demi-dures à peine moins réputées, et une étable dont les 300 Holstein alimentent en lait ladite fromagerie… De l’autre, un monastère bien peinard, retiré à Forges (sud du Hainaut) dans le nid douillet d’une forêt de la vallée des castors. Une activité économique éminemment rentable et une paix royale propice à la contemplation… Et tout ça, sans anicroche, sans fausse note, sans déroger aucunement à la règle de saint Benoît, puisque le père abbé Armand Veilleux l’assure,  » tous les bénéfices vont à la solidarité cistercienne, dans des projets locaux, régionaux ou tiers-mondistes, notamment au Congo, mais jamais, au grand jamais, dans notre poche « . En réalité, c’est un peu plus compliqué que ça, mais pas tant. La brasserie, la fromagerie, la ferme et l’auberge ne peuvent en aucun cas être vendues. Elles sont constituées chacune en société autonome, regroupées en une fondation d’intérêt public, la Chimay-Wartoise, qui fonctionne dans la même optique que la communauté religieuse. Plusieurs moines sont membres du conseil d’administration du bazar, non pour le gérer, mais  » pour maintenir l’esprit « .  » Les royautés, explique Dom Armand, avec son délicieux petit fond d’accent canadien, sont redistribuées à 100 %. Par fondation interposée, l’abbaye continue donc ses missions de jadis – concourir au développement économique, en Belgique et bien au-delà…  »

Cela devait être précisé, parce que, avec une indifférence frisant le dédain (mais qui n’est que la marque de leur détachement des choses bassement matérielles), les dix-neuf frères de l’abbaye de Scourmont ne veulent pas du tout être identifiés à leurs fameuses brunes, dorées et cuivrées – même si une bonne blague fait toujours rire l’abbé, cette interrogation (authentique) d’un visiteur se demandant, en toute bonne foi,  » pourquoi le monastère a choisi pour nom celui d’une bière « … Mais voilà, les bières, c’est le business. Et le petit job des moines, c’est la méditation. Alors que le site chimay.com vante, dans un registre éminemment commercial, les mérites respectifs des produits trappistes, le site (pas très sexy) scourmont.be, lettrages antiques sur fond bleu, met le paquet sur la vie monastique et ses fondamentaux cisterciens. C’est dire s’il est un fossé large entre ces deux facettes d’une seule entreprise – même si, chaque hiver, par tradition, un dîner rassemble les moines et la grande famille de leurs employés, soit 400 personnes, conjoints compris.  » Notre communauté se concentre sur la communion avec Dieu. Mais, comme nous avons opté pour une forte implication sociale, il faut bien générer des revenus, si nous voulons aider.  » Et voilà pourquoi la cuisine du Poteaupré virevolte toute l’année de folles parades d’assiettes d’escavèche, de vitoulet, de quiche et de boulettes aux fromages de Chimay, tandis qu’à quelques encablures Notre-Dame de Scourmont vit dans un silence complet, pur et parfait. Pénétrons-y sur la pointe des pieds…

Midis solitaires

Tout éclairé des rayons en biais d’un soleil éclatant, le couloir sent l’odeur aigrelette des hommes vieux. A l’approche de sexte (l’office de 12 h 15), une vingtaine de retraitants (tous des messieurs, curieusement) ont glissé vers l’église sans un mot. Là, ils ont choisi une chaise loin les uns des autres, en formant un maillage d’humains taiseux, d’âge moyen, la tête penchée sous le poids de pensées lourdes, terriblement intériorisées. En face, dans leurs stalles, une dizaine de moines se sont mis à chanter a cappella, mais ce sont surtout des frères africains, chaussés de tongs, qui donnent de la voix dans le micro.  » Le Fils de Dieu les bras ouverts / A tout sai-ai-si dans son of-fran-de / L’ef-fort de l’homme et son tra-vail / le poids perdu de la souf-fran-an-ce…  » Après, bien après le départ des religieux, les fidèles sont restés prostrés dans le silence et la paix sécurisante des hauts murs blancs de la nef, à regarder en soi, ou le bouquet de fleurs fraîches posées sur l’autel. Puis, au tintement d’une cloche, tous se sont éparpillés : une armée de zombies aux visages impassibles, dont les yeux fuient systématiquement ceux de leurs voisins. Où ont-ils filé, cette fois ? Pas bien loin. Rien ne signale leur présence, aucun murmure ne filtre, mais, derrière la porte fermée de la cantine, une quarantaine de couverts cliquettent… sous un air d’opéra. Défense de parler à table. Un avis punaisé le rappelle avec obstination :  » Merci de respecter le silence aussi devant le réfectoire, en attendant les repas.  »

Il y a plus fort. Pour ceux que la solitude absolue n’effraierait pas, il est possible de se retirer en ermitage (période minimale : huit jours). A l’appui de cette offre inscrite au tableau d’affichage des hôtes (retraitants, pèlerins et sans logis exclusivement ; pour les touristes et vacanciers, c’est Poteaupré…), une photo montre un inconnu en doudoune et pine-mouche, visiblement satisfait de son sort de Robin(son) des bois, posant tout sourire devant une cabane dressée au milieu de nulle part – au c£ur, sans doute, des 300 hectares de forêt de l’abbaye. Pour les plus casaniers, en revanche, un parc magnifique fera amplement l’affaire. Botanistes, ne pas s’abstenir ! Plantées il y a plus d’un siècle, 435 variétés d’arbres (identifiés par une plaquette) balisent, au pied de l’abbaye, un circuit pour promeneurs anachorètes. Des bancs verts isolés mettent des haltes bucoliques aux détours des sentiers, à l’ombre de noisetiers, près de parterres fleuris où, affolés par le festin, des bourdons aux gambettes chargées de pollen rompent la quiétude du lieu d’un vrombissement de Mobylette. Mais nom d’une pipe, où est l’immense séquoia ? L’abbé Armand avait recommandé de ne pas le rater. Et il est là en effet, entre bouleau pleureur et chêne italien, dans la partie du jardin qui mène au petit cimetière emmuré. Où c’est un peu la cohue, faut bien avouer… Non pas des vivants, mais des défunt(e)s : serrées les unes contre les autres, empilées parfois (s£ur Lucienne sur mère Radegonde ; père Gérard sur père Joseph Canivez le bien nommé [NDLR : un canivet est une image pieuse en dentelles de papier…], plusieurs centaines de tombes de cistercien(ne)s déclinent leur catalogue de prénoms démodés – Casimir, Pie, Corneille, Timothée, Edmundus, Innocentius ou Méliton…

 » Autrefois, les trappistes changeaient souvent de nom en religion. Moi, j’ai gardé le mien, parce qu’il n’y avait pas d’autre Armand…  » Voilà douze ans que l’abbé voyageur – il fut moine à Rome, aux Etats-Unis, au Ghana, au Venezuela ( » J’ai conçu mon v£u de stabilité de manière euh… assez dynamique et créative « ) – a trouvé à Scourmont une  » belle et bonne communauté  » de frères sereins, végétariens et bosseurs (à l’entretien domestique, en forêt, au jardin) mais, comme partout, vieillissants. L’aîné, le père Bernard de Give (auteur d’une célébrissime grammaire latine cauchemar de générations de lycéens) a 97 ans. Armand en compte 73.  » Un jour, des touristes sont venus me demander où se trouvaient les ruines de l’abbaye. J’ai répondu : « Elles sont juste devant vousà »  » Il rit, et sa barbe et ses cheveux blancs font comme des vagues dans une mer de lait. En arpentant les couloirs de marbre noir de ce monastère (xixe siècle) aux lignes très épurées, à la beauté sobre ( » Ce n’est pas un chef-d’£uvre d’architecture, mais on a une excellente bibliothèque ! « ), Dom Armand insiste sur l’importance que revêt, pour la communauté, tant l’accueil monastique (50 chambres disponibles) que leurs vies de prière. Les innombrables curieux qui s’arrêtent à l’abbaye, le dimanche, l’apprennent à leurs dépens. Ici, point de visite.  » On pourrait créer un centre d’information, avec un montage audiovisuel, mais… je suis un peu réticent. Etre simplement dans ce lieu, c’est déjà intrigant. Laisser les gens goûter à cinq minutes de silence, leur abandonner ce mystère, c’est mieux que tenter d’expliquer par des images.  » Point de visite, et point de produits monastiques, non plus. Encore que. Pour contenter le public dominical, un frère a eu l’idée de proposer à la vente quelques menus articles religieux, dans le hall d’entrée de l’abbaye. Gasp ! Les deux, trois bougies et cartes postales du début se sont, au fil des mois, transformées en monticules géants de babioles. Cet amoncellement chagrine le père Armand ; on sent bien que cet étalement ne  » passe  » pas, pour lui qui tient le négoce à distance maximale. Homme tolérant, il mord certainement sur sa chique, allant même jusqu’à affirmer, indulgent,  » que c’est bien, allez… « . Que la petite boutique envahissante soit ou non à sa place a finalement peu d’importance. Car ces dizaines de dizainiers, ces empilages instables de chapelets, ces écroulements de médaillons et de croix (le tout en libre-service – veuillez glisser la monnaie dans le tronc) confèrent à l’endroit une inestimable touche de tendresse.

Ailleurs, c’est un autre monde. Sur la route qui relie l’extérieur au monastère, dans cette région frontalière qui fut aussi une ligne de feu au cours des dernières guerres, roulent des gros camions au logo Chimay. Inlassablement, ils vont et viennent de Scourmont à Baileux, où des unités de production modernes fabriquent les fromages et les bières. En vérité, ces dernières (123 000 hectolitres par an) sont embouteillées à l’usine, mais fermentent d’abord à l’abbaye. Où ce ne sont plus des frères qui dosent les mélanges, mais des employés chimistes professionnels. Les puristes objecteront sans doute que les moines n’y sont plus pour grand-chose, dans l’ensemencement artisanal des moûts par les levures. Vrai. Et faux.  » On supervise, on apporte notre regard de loin, assure l’abbé Armand. On a certainement un lien humain.  » Et peut-être même carrément divin.

Abbaye Notre-Dame de Scourmont, à 6464 Forges-Chimay.

060 21 05 11 ; www.scourmont.be

La semaine prochaine

7. L’abbaye d’Orval

Retrouvez l’ensemble de notre reportage photo sur www. leVIF.BE

VALéRIE COLIN. PHOTOS : FRéDéRIC PAUWELS/LUNA POUR LE VIF/L’EXPRESS

Un large fossé entre deux facettes d’une même entreprise

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