Un splendide isolement

Dernier prix Goncourt pour Rouge Brésil, l’écrivain français Jean-Christophe Rufin publiait, en 1991, L’Empire et les nouveaux barbares. Dans cet essai inspiré par son expérience à Médecins sans frontières, il suggérait que la fin de la guerre froide, alors toute récente, n’était pas une bonne nouvelle pour le tiers-monde. Que Nord et Sud, plutôt que regarder dans la même direction, allaient désormais s’éloigner l’un de l’autre, l’Est et l’Ouest réconciliés n’ayant plus d’intérêt pour cet hémisphère boréal décidément rétif à leurs valeurs communes.

Après le 11 septembre, cette réflexion, bien impertinente pour l’époque, est apparue à ce point prémonitoire qu’une nouvelle édition revue et augmentée vient de sortir de presse (1): le temps, souvent redoutable pour les livres, a fait plus qu’épargner Rufin et ses mises en garde…

Routard de profession, Rufin avait, avant les autres, senti se rétrécir le périmètre des terres accessibles. Il avait vu, à la charnière des luttes de libération et du crime organisé, rébellions armées et guérillas prédatrices ruiner des Etats mous, nés de la colonisation. Il avait, l’un des premiers, noté la lente montée du terrorisme et de la xénophobie, le repli de la violence ethnique sur des territoires fermés où, dans le silence assourdissant des victimes, s’accomplissaient des génocides méprisés. Il avait arpenté les rues des mégapoles explosives et observé, aux heures euphoriques d’après la chute du Mur, les touristes, puis les journalistes, puis les humanitaires laisser au chaos des passions d’immenses zones méridionales et refaire d’elles de nouvelles terrae incognitae sur les portulans du monde.

Médecin, Rufin avait aussi constaté que les dispensaires de brousse ressemblaient soudain à des antennes chirurgicales militaires. Qu’au pourtour des tropiques la baisse de la fécondité poursuivie par le planning familial se faisait attendre. Pis: que la démographie galopante se faisait arme aux mains des fondamentalismes. Et que, face à cette capacité de déferlement, renaissait à ce point, au Nord, l’ancestrale terreur de l’invasion barbare, que les famines et le sida y prenaient l’allure de catastrophes utiles. Ce faisant, Rufin ne jugeait pas, comme certains l’ont pensé. Il prévenait, rappelant que la misère du Sud est un héritage de la modernité. Que les archipels de la pauvreté dont il dressait la carte étaient le fruit aigre du blocage des migrations millénaires par la frontière et la ville. Et que, dans les chaudrons du diable issus de cette sédentarisation forcée, naissaient des idéologies inquiétantes issues de l’hybridation des théories insurrectionnelles occidentales et des récits indigènes.

Peu pertinentes, mais d’une puissance formidable, ces doctrines, avertissait Rufin, ont un seul point commun: la négation des valeurs gréco-latines. Haine du progrès et rejet de l’économisme, qu’ils soient libéral ou marxiste, s’y conjuguent à ce point, disait-il, que le Nord renoncera à son projet de justice et de développement universels: à l’image de l’Empire de Marc Aurèle, se sachant finie, notre civilisation préférera être limitée dans l’espace plutôt que dans le temps. Durer à l’abri d’un cordon sanitaire dans la douce tiédeur de la richesse, du confort et de la paix, telle est la nouvelle ambition, avertissait-il, qui s’impose rapidement dans le mental des nantis. Cette stratégie d’apartheid international annoncée par Rufin, c’est ce que, dans le contexte de la guerre du Golfe, George Bush baptisera le « nouvel ordre mondial ».

Fait d’Etat tampon et de comptoirs lointains, cette ceinture de stabilité entre le Nord repu et le spectre des terrae incognitae est malaisée à mettre en place et à maintenir en équilibre comme en atteste le conflit israélo-palestinien. Néanmoins, estimait Rufin, il peut durer. Mais pas éternellement. Ni surtout sans accident: dans les ténèbres fragmentées et polymorphes du Sud palpite, disait-il, une humanité qui comprend parfaitement que l’Occident entend l’écarter pour jouir tranquillement des inégalités planétaires. Et qui, tôt ou tard, tentera de se réintroduire dans le jeu. Y compris en frappant au coeur du Nord.

(1) Jean-Christophe Rufin, L’Empire et les nouveaux barbares, éd. JC Lattès, 268 p.

DE Jean Sloover

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