Un parfait gentleman

Il a étudié la théologie mais est finalement devenu l’exégète de tout autre chose. Le Britannique Michael Farr est l’auteur de quatre livres sur Tintin et Hergé. Il a découvert dans l’auteur belge de bandes dessinées – qu’il a encore eu l’occasion de rencontrer – un anglophile.  » Et, à bien des égards, un parfait gentleman. « 

Hergé était à bien des égards un parfait gentleman. Il était depuis sa plus tendre jeunesse très orienté vers tout ce qui était anglais. Ce n’est pas un hasard si, alors qu’il était écolier, il illustrait déjà les textes de Dickens dans son manuel scolaire d’anglais « , nous dit Farr, un expert britannique en tintinologie dont le livre Tintin: The Complete Companion (traduit en français sous le titre Tintin : le Rêve et la Réalité) est un best-seller vendu dans le monde entier.

Farr est né à Paris. Son père était le correspondant britannique du Daily Mail dans la capitale française. Michael avait 4 ans lorsque son père fut rappelé à Londres en 1957. Peu de temps après, il lisait son premier album de Tintin, la première traduction anglaise du Crabe aux pinces d’or. Michael Farr étudia à Cambridge, d’abord la théologie, ensuite l’histoire de l’art. Il devint journaliste à l’agence de presse Reuters et ensuite au Daily Telegraph, pour lequel il fut correspondant dans diverses parties du monde. A Paris, à Francfort, mais aussi à Bruxelles où il eut, en 1978, l’occasion de rencontrer Hergé. Depuis, il a consacré quatre livres à Tintin et à son père spirituel, dont le dernier, The Adventures of Hergé, Creator of Tintin, constitue une introduction à l’£uvre du maître de la ligne claire, surtout destinée à ses lecteurs anglais.

L’étude de la théologie est-elle une bonne introduction à l’étude des mystères de la tintinologie ?

MICHAEL FARR : La théologie est une excellente préparation à tout, mais, en ce qui concerne Tintin, mes connaissances en histoire de l’art m’ont été plus utiles. Lorsque j’ai rencontré Hergé à Bruxelles à la fin des années 1970, nous avons surtout parlé de peinture moderne. Il était sur le point d’acheter une toile de Mark Rothko dans une vente à Londres. Il m’a demandé ce que j’en pensais. C’était une excellente £uvre de Rothko mais, en définitive, il l’a trouvée trop chère et il a acheté le même jour, dans une autre vente publique à Londres, deux vases chinois. Lorsqu’il a fait le compte de ce qu’ils lui avaient coûté, il a réalisé qu’il avait dépensé autant que s’il avait acheté le Rothko !

N’est-ce pas Jacques Van Melkebeke qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, avait éveillé chez Hergé un intérêt pour les £uvres d’art ?

FARR : Ses amis, parmi lesquels Van Melkebeke, ont exercé une grande influence sur lui.  » Van Melk « , comme l’appelait Hergé, était un homme extrêmement érudit, mais il avait des goûts très traditionnels, tout comme Edgar P. Jacobs (créateur de Blake et Mortimer et assistant temporaire d’Hergé) et Robert Poulet (un écrivain condamné après la guerre pour collaboration). Sous l’influence de ses amis, Hergé avait acheté pas mal de toiles expressionnistes. Pourtant, il allait rapidement vouer une grande admiration à Miró. Dans les années 1950 à 1960, une reproduction de Miró trônait au-dessus de sa table de travail aux Studios Hergé. Plus tard, il a ajouté à sa collection un grand nombre de vrais Miró.

En réalité, c’est Marcel Stal qui l’a fait entrer dans l’univers de l’art. Stal avait ouvert une galerie avenue Louise à Bruxelles, dans l’immeuble voisin des Studios.

Comment expliquez-vous la survie de Tintin ? La plupart des héros de BD finissent aux vieux papiers alors que Tintin éveille par contre un intérêt croissant.

FARR : D’abord et avant tout, parce que Tintin est d’une qualité artistique supérieure. Il existe très peu de bandes dessinées qui s’adressent à un public aussi large : les enfants comme les adultes sont fous de Tintin. Cela provient de l’humour dont Hergé fait preuve, de la tension présente dans les récits, des idées qui y transparaissent. Tintin s’adresse aux filles comme aux garçons. Et l’on trouve des quantités de niveaux de lecture différents dans une histoire de Tintin. Tintin a été le premier personnage de BD réellement multiculturel. Il captive de nombreux lecteurs, les interpelle et les fascine, en Inde comme en Afrique. Quand j’étais journaliste au Daily Telegraph, j’ai visité quantités de pays africains, et j’ai vu partout des gens lire Tintin. Tout le monde peut s’identifier à Tintin. On pourrait sans exagération le qualifier d’universel.

Vous dites que Tintin s’adresse aux filles comme aux garçons. Pourtant, les femmes qui apparaissent dans ces récits sont par nature autoritaires, baraquées et dotées de fortes poitrines.

FARR : L’image qu’Hergé donne de la femme a fortement évolué avec les années. Il est vrai qu’en 1938 dans Le Sceptre d’Ottokar, il présente une Castafiore qui répond exactement aux caractéristiques que vous venez de citer. Mais dans les années 1950, Hergé a commencé à dessiner une autre Castafiore, directement inspirée par le respect qu’il professait pour la cantatrice Maria Callas. Saviez-vous qu’il collectionnait les articles de Paris Match relatifs à cette diva ? Grâce à cette dévotion, sa Castafiore est devenue de plus en plus  » glamour « . Elle a commencé, comme La Callas, à porter des tailleurs Chanel, et elle est devenue une belle dame d’âge mûr.

Quant aux autres femmes qui apparaissent dans l’£uvre d’Hergé, l’évolution est marquante : regardez bien comment, dans les derniers albums, des femmes élégantes évoluent dans le décor.

Lorsque Raymond Leblanc, directeur de l’hebdomadaire Tintin, a proposé à Hergé de lancer Line, un équivalent féminin de Tintin, le dessinateur n’a pas apprécié du tout cette initiative. Mais dans les aventures de Tintin, les filles n’avaient pas droit de cité.

FARR : Une telle attitude était caractéristique de sa génération. Hergé considérait que des filles n’avaient pas leur place dans les aventures dangereuses que vivait son jeune héros. Il cultivait une image très romantique de la femme. Il était un parfait gentleman et, en outre, un grand charmeur. Lorsqu’il se trouvait en compagnie de dames, il se montrait extrêmement galant, je peux vous le garantir.

Cela dit, dans ses récits, on rencontre plus souvent des concierges en bigoudis.

FARR : Vous savez, j’ai longtemps vécu à Paris et c’est ainsi qu’étaient les concierges. Il se contentait d’en donner une image réaliste.

Tintin intéresse-t-il toujours les enfants britanniques ? Je peux imaginer qu’ils ont aujourd’hui d’autres héros, comme Harry Potter.

FARR : Tintin est un peu moins populaire en Grande-Bretagne qu’en France. Une des raisons en est qu’en France, ses aventures sont publiées depuis la fin des années 1950. Je peux en tout cas vous garantir qu’on y lit toujours ses albums. Je viens de terminer une tournée de conférences dans le sud du pays de Galles, à l’occasion de la première publication des albums en langue galloise. Je peux vous dire qu’il est surprenant de constater à quel point des enfants de 10 ou 11 ans sont entichés de Tintin. Et cet enthousiasme ne manquera pas de se renforcer, dans le monde anglo-saxon, lorsque le film de Spielberg sera sur les écrans.

Qu’attendez-vous de ce film ?

FARR : Tous les films qui ont été réalisés jusqu’ici sur la base d’albums de Tintin ont été des échecs. Quand, quelques mois avant sa mort, Hergé a vu à la télévision, en compagnie de son épouse Fanny, le film de Spielberg Duel, il a été convaincu que le jeune cinéaste était le seul qui pourrait transposer valablement à l’écran une aventure de Tintin. Hergé connaissait très bien le cinéma. Il avait une estime considérable pour des réalisateurs comme Hitchcock.

Il faudra de toute manière apporter l’une ou l’autre modification au double récit original sur lequel se base le film. Lorsqu’on voit ce que Spielberg a fait de l’histoire originale de Peter Pan, on peut imaginer à quel point les héritiers d’Hergé sont sur le qui-vive.

FARR : Il était clair dès le début que, selon les pratiques actuelles en matière de cinéma, un seul album ne peut pas suffire à alimenter tout un film. C’est aussi le cas d’un double album bien structuré et dont le récit s’élabore en plusieurs lignes, comme Le Secret de la licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge. Il est indispensable d’y faire des ajouts. Mais ces ajouts ne se font pas nécessairement au détriment de l’histoire. Il y a quelque temps, l’ensemble Young Vic a monté ici à Londres, au Barbican Theatre, une version musicale de Tintin au Tibet. Les auteurs de ce spectacle se sont permis quelques libertés, mais cela fonctionnait très bien. Même Fanny a assisté au spectacle et s’en est déclarée ravie.

Vous faites référence dans votre livre à la prédilection qu’avait Hergé pour Dickens : cela doit plaire au lecteur anglais. Vous y ajoutez les illustrations dont Hergé accompagnait dans ses livres de classe les textes de Dickens. Il y a des ressemblances évidentes entre les £uvres de ces deux grands auteurs.

FARR : Oui, c’est une évidence. Dickens était un romantique, Hergé en est un autre. On trouve chez Dickens une distinction claire entre le bien et le mal, on la retrouve dans Tintin. Dickens était un grand travailleur, Hergé pouvait lui aussi travailler très dur sur une histoire et était un perfectionniste du même ordre, qui ne laissait jamais rien au hasard.

Tout comme Hergé, Dickens s’intéressait à l’aspect commercial de son £uvre.

FARR : On peut en effet considérer qu’Hergé a toujours gardé le contrôle de son £uvre. Il était très préoccupé par le fait que ses albums soient bien présentés dans les librairies. Au début, il faisait même régulièrement des tournées d’inspection. Mais c’est surtout dans son atelier qu’il s’est occupé de tout temps de la régie finale.

Dans votre livre, vous décrivez le père spirituel de Tintin comme le monarchiste inconditionnel qu’il a indubitablement été, mais j’imagine qu’une génération déterminée de Britanniques avait une tout autre opinion des relations qui unissaient Hergé à Léopold III.

FARR : Il y a en effet encore en Grande-Bretagne des gens qui sont d’avis que la Cour royale belge aurait mieux fait de suivre l’exemple des autres rois européens et donc de se résoudre à l’exil pour la durée de la guerre. On me pose toujours des questions, lors de mes conférences, sur la supposée collaboration d’Hergé. Sachez bien que j’en ai parlé ouvertement avec Hergé lorsque j’étais correspondant à Bruxelles. Je lui ai dit :  » N’aurait-il pas été bien plus beau que vous rejoigniez la Résistance avec Tintin, et que vous en deveniez ainsi les symboles ?  » Il a ri et a répondu :  » Oui, ç’aurait été pas mal. « 

L’accueil réservé à Tintin n’a-t-il pas participé au fait qu’au début de la guerre, Hergé ait accepté un job au Soir volé ? Il est même resté à la rédaction alors que certains de ses bons collègues la quittaient, quelquefois en vue de collaborer plus intensément encore. Je veux parler du fait qu’en 1938, l’existence même de Tintin a été suspendue à un fil quand Casterman a réalisé qu’il ne vendait que quelque 300 de ses albums. Et que c’est finalement Le Soir qui lui a apporté le succès.

FARR : La chance que lui a apportée Le Soir – qui affichait quand même pendant la guerre des tirages journaliers de plus de 350 000 exemplaires – a manifestement joué en sa faveur. En outre, Hergé avait constaté que Casterman avait à peine suffisamment de papier pour satisfaire à la demande d’albums. Hergé a fait tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir que les forces allemandes d’occupation libèrent du papier pour ses albums. Cela dit, Hergé a toujours fait vivre à Tintin des aventures qui se déroulaient bien loin du contexte de la guerre et de l’influence des idéologies qui tenaient alors le dessus du panier. Hergé n’a pas été condamné après la guerre.

J’en ai parlé récemment encore avec Raymond Leblanc, juste avant sa mort. Leblanc, qui avait acquis des états de service enviables dans la Résistance, n’avait aucunement hésité à engager Hergé après la guerre en tant que directeur artistique de l’hebdomadaire Tintin. Enfant, Leblanc était déjà un admirateur de Tintin. Tout jeune, il avait spécialement fait le voyage des Ardennes, où il habitait, à Bruxelles pour participer à l’accueil triomphal fait à Tintin sur la place Rogier, à son retour du Congo. L’ancien douanier avait à proprement parler  » dédouané  » Monsieur Hergé, comme il l’a toujours appelé, en le couvrant à l’époque de la répression. Leblanc me l’a confirmé : même les jusqu’au-boutistes en matière de justice étaient convaincus qu’en son âme et conscience, Hergé n’avait jamais collaboré avec les Allemands comme l’avaient fait beaucoup de ses patrons et collègues.

Presque tout le monde était convaincu qu’en publiant Tintin dans Le Soir, il n’avait fait qu’apporter un peu de détente à des lecteurs accablés par l’enfer que représentait la guerre. Leblanc m’a aussi dit que de nombreuses personnes opposées à l’occupant lisaient quand même Le Soir. Ils étaient conscients que tout ce qu’on y lisait était pure propagande, mais ils ne voulaient à aucun prix manquer Tintin.

Le dessinateur a eu à faire face à bien d’autres critiques d’ordre idéologique.

FARR : On lui a vertement reproché d’avoir fait un Juif du banquier de L’Etoile mystérieuse, mais il en était ainsi dans tous les films de cette époque. Hergé a découvert cela aussi dans Hitchcock, un cinéaste qu’il révérait. Il ne faut pas perdre de vue que Georges Remi avait reçu une éducation résolument catholique. Dans ces milieux, il était courant que règne une forme d’antisémitisme, avant que l’on se rende compte des horreurs de l’Holocauste. De plus, des prêtres autoritaires comme l’abbé Norbert Wallez ont joué un rôle déterminant au début de la carrière d’Hergé.

A un certain moment, Hergé a remplacé dans ses albums les personnages noirs par des blancs ou par des personnages moins typés. Et, dans Le Lotus bleu, il a remplacé les Anglais de Shanghai par des sikhs. Ce sont des interventions riches de significationà

FARR : Le fait que, dans Tintin en Amérique, la nounou noire soit remplacée par une nounou blanche, et qu’un Blanc prenne la place du portier noir de l’hôtel est exclusivement dû à la commercialisation des albums d’Hergé aux Etats-Unis où existait une loi qui interdisait de mêler Noirs et Blancs dans un même récit. En ce qui concerne les Anglais du Lotus bleu, je pense que l’élément qui est intervenu est que les sikhs étaient des personnages bien plus pittoresques, donc plus intéressants à dessiner. Nous avons pu établir cela à partir de la documentation qu’avait rassemblée Hergé. De plus, il était historiquement plus correct qu’à cette époque ce soient les sikhs qui fassent régner l’ordre à Shanghai.

Tintin ne rit jamais ou rarement. Il ressemble à un jeune homme qui est chargé d’une mission et qui se sent accablé par le poids de cette mission.

FARR : Hergé riait très volontiers, mais il jouait aussi volontiers la comédie. Il avait un côté  » ombre  » que l’on retrouve dans son £uvre, lorsque l’on lit entre les lignes claires. La cause en était un certain nombre d’angoisses rentrées. Il y avait eu l’époque de la répression qui lui avait donné des cauchemars, mais il y avait surtout le chagrin d’avoir vu sa mère ne plus reconnaître personne à la fin de sa vie. Hergé n’a jamais oublié le jour où son frère Paul est revenu à la maison après la guerre, et où sa mère n’a jamais su que c’était lui qui était là. Elle a continué à penser que Paul était mort.

Hergé a toujours eu peur qu’une telle maladie soit congénitale et qu’à un certain moment de sa vie, il perde toutes ses capacités intellectuelles. C’était sa grande angoisse. Savez-vous qu’il avait en permanence sur sa table de nuit deux carnets de notes, un dans lequel il consignait les idées qui lui venaient pour les prochaines aventures de Tintin, et l’autre dans lequel il décrivait ses cauchemars ? Il lui arrivait souvent de quitter son lit au milieu de la nuit pour prendre note d’un rêve. J’ai eu le privilège de feuilleter ces notes et je peux vous assurer qu’il en ressort l’image d’un homme assailli de sentiments de culpabilité et de grands effrois.

Votre livre The Adventures of Hergé, Creator of Tintin n’a pas été édité en Grande-Bretagne par la maison d’édition de livres pour enfants qui a publié les albums de Tintin, mais par un éditeur réputé en matière de biographies, John Murray.

FARR : John Murray avait très envie d’éditer ce livre. Il faut savoir que le plus jeune des John Murray – les successeurs du John Murray qui a fondé la maison d’édition au xviiie siècle – ont toujours été des lecteurs de Tintin. Après Darwin, voici Tintin.

Cela aurait certainement fait le plus grand plaisir à Hergé !

par m. VAN NIEUWENBORGH

 » N’aurait-il pas été bien plus beau que vous rejoigniez la Résistance avec Tintin, et que vous en deveniez ainsi les symboles ?  » ai-je demandé un jour à Hergé. Il a ri et a répondu :  » Oui, ç’aurait été pas mal. « 

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