Un miroir dans la rue

Entre le mendiant et le passant se joue, en une fraction de seconde, une relation marquée de lourds héritages

Psychologue et, jusqu’il y a peu, coordinateur de l’ASBL bruxelloise Diogenes, Bernard Horenbeek est aujourd’hui conseiller de Thierry Detienne, ministre wallon des Affaires sociales et de la Santé (Ecolo). Fort d’une dizaine d’années de travail avec les gens de la rue, il tente d’expliquer les racines du malaise suscité par la mendicité.

Le Vif/L’Express: Pourquoi beaucoup d’entre nous sont-ils embarrassés face à quelqu’un qui fait la manche?

Bernard Horenbeek: A la base de la mendicité, il y a un problème d’inégalité sociale. Celle-ci surgit brusquement au détour d’une artère ou dans le microcosme d’une ruelle commerçante. Si, face aux malheurs de l’Afrique ou de l’Asie, on peut encore rester dans le registre du « y a qu’à… », face à celui qui fait la manche chez nous, on doit répondre concrètement. C’est-à-dire choisir, en un quart de seconde, entre donner ou ne pas donner. Soudain, nous sommes confrontés à notre propre rapport à l’injustice et à l’inégalité.

Mais en quoi est-ce générateur de malaise?

Parce qu’il y a une confrontation entre, d’une part, notre pouvoir immédiat – celui de donner de l’argent – et, d’autre part, notre impuissance à changer quoi que ce soit. En effet, le don est totalement évanescent: il ne va rien changer en profondeur à la condition du mendiant. C’est pour cette raison que certains, pendant la manche, affichent un message comme « J’ai faim ». Ils veulent ainsi anticiper notre dilemme et, en quelque sorte, trancher à notre place: face à quelqu’un qui a un besoin aussi élémentaire, on est tenté de donner, sans trop réfléchir.

Mais, souvent, on hésite, on est troublé…

Oui, car, même s’il essaie d’apporter la réponse lui-même, le mendiant n’empêche pas qu’une sorte de poids moral pèse sur notre décision. « Si je donne, je vais peut-être entretenir son alcoolisme ou sa toxicomanie, au lieu de l’aider à s’en sortir. » La question porte alors sur la conditionnalité de notre don: « Puis-je le reconnaître suffisamment libre de faire ce qu’il veut de mon argent? Peut-il l’utiliser comme bon lui semble? »

Comment expliquer, dès lors, les réactions de moquerie, voire d’agressivité envers les mendiants?

Si je me dis: « Ce type est dans les pires ennuis parce qu’il l’a voulu, la société est là pour lui venir en aide », alors je me blinde, je me protège du malaise et je dégage ma responsabilité. Cela peut se manifester par une attitude de mépris ou d’ignorance. L’agressivité, elle, est le plus souvent l’expression d’un malaise qu’on essaie de gérer, mais sans y parvenir. Faute de blindage suffisant, on se sent alors poussé à intervenir et à entrer en confrontation: « Va travailler! », « Profiteur! ». Mais tout cela est plutôt inconscient.

L’époque, le contexte culturel, expliquent-ils notre embarras face à celui qui fait la manche?

Au Moyen Age, la mendicité était gérée par les paroisses. C’était de l’assistance. Les pauvres ne devaient surtout pas devenir moins pauvres, car ils offraient l’occasion d’acheter son salut. Eminemment culturelle, cette charité chrétienne est loin d’avoir disparu. Depuis la fin du XIXe siècle, un courant de lutte contre la pauvreté a émergé, dans une optique égalitaire de protection sociale et d’évitement des itinéraires d’exclusion. Mais, comme cette lutte est loin d’avoir abouti, le malaise face au mendiant subsiste. Il est renforcé par l’idéologie du travail qui, pendant longtemps, a distingué « bons » et « mauvais » mendiants, « bons » et « mauvais » pauvres: « Pourquoi ne travaille-t-il pas, celui-là? Il a l’air valide et en bonne santé! »…

Malgré trente ans de crise et de chômage?

Oui, car la visibilité de la mendicité a changé. Autrefois, le vagabondage et la mendicité étaient réprimés. Aujourd’hui, ces activités ne sont plus illégales. On a compris qu’il était obsolète, et même inconvenant, d’enfermer une personne parce qu’elle est pauvre. Parallèlement, la crise a frappé, nous amenant à intérioriser un sentiment général d’insécurité: face au mendiant dans la rue, on se dit que cela pourrait, peut-être, nous arriver un jour. Cet effet miroir renforce le malaise. Il explique aussi pourquoi, aujourd’hui, le mendiant ou le SDF, débarrassé de l’image du « vieux clochard ivrogne », s’affiche comme tel: « Je suis sans-abri, aidez-moi, SVP. » Depuis dix ans, on assiste ainsi à des « croisades », des occupations d’immeubles, des squats… C’était impensable il y a vingt ans.

Peut-on « bien vivre », alors, une relation avec un mendiant?

Puisqu’on est « perdant », que l’on donne une pièce ou pas, on peut se poser une autre question:  » Comment donner? » Chaque mendiant a son origine, son histoire, ses ressources propres… A partir de ce constat, on peut l’aborder autrement que comme un problème et se décentrer – un peu – de son propre malaise. C’est difficile car, poser des questions à un « mancheux », c’est déjà une forme d’intrusion. Face à des questions sur son état, la personne se confinera de plus belle dans un rôle de victime. Dès lors on peut simplement l’aborder comme une occasion de rencontre. Finalement, savoir comment on respecte l’autre – peu importe qu’on donne ou non – permet de rééquilibrer un peu la relation. Mais juste un peu! Parce qu’à la base de la demande il reste fondamentalement un parcours qui est presque toujours dramatique.

Entretien: Ph.L.

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