Un hôpital armé contre la bioguerre

A Techonin, le pacte de Varsovie avait implanté un redoutable laboratoire d’armes biologiques. Devenue membre de l’Otan, la République tchèque l’a transformé en centre de soins militaire pour les victimes d’attaque bactériologique. Visite de cette unité de pointe au lourd passé et à l’avenir menacé, faute de crédits… et de patients.

Il était venu nous chercher et nous attendait, comme prévu. Cintré dans son uniforme militaire kaki, avec ses galons et ses barrettes correspondant à son grade bien en vue, il se tenait, droit dans ses bottes, à côté de sa Skoda. Tout avait été organisé au millimètre près par le service des armées à Prague. Le commandant Michal Kroca passerait nous prendre à l’hôtel pour nous conduire à quelques kilomètres de là, au Centre de biodéfense de Techonin. Cette unité, destinée à répondre rapidement à une éventuelle attaque bactériologique contre un pays membre de l’Otan, a été construite au lendemain des attentats du 11 Septembre. De la route, on distingue à peine la clôture surmontée de barbelés qui encercle les bâtiments dissimulés dans le creux d’un vallon.

Là-bas, sous la lumière crue des néons, une brochette de gradés tirés à quatre épingles, étoiles d’or cousues sur l’épaule, patientaient debout dans une salle de réunion. En retrait, un homme en civil habillé de noir. Un agent du ministère de l’Intérieur ? Officiellement, un interprète qui assistera à l’entretien et ne nous lâchera pas d’une semelle dans le dédale de couloirs de l’hôpital. Avant de pénétrer dans le coeur du réacteur de la réponse antibactériologique tchèque, il faut subir, présentation PowerPoint à l’appui, un exposé carré, précis et factuel du commandant Kroca sur l’histoire de cet hôpital peu banal.

Ici, le bloc de l’Est cultivait en masse des agents infectieux

Niché aux confins de la Bohême et de la Moravie, Techonin est à deux heures de train de Prague. En hiver, des grappes de jeunes emmitouflés dans des anoraks bariolés, sac à dos aux pieds, s’entassent dans l’omnibus qui file plein est vers les stations de sports d’hiver. Arrivés en gare de Techonin, les quelques rares passagers qui descendent ce soir-là se retrouvent brutalement plongés dans la nuit noire. Il fait froid, le vent cingle les visages. Dans les rues, il n’y a pas âme qui vive. Au-delà, à une quinzaine de kilomètres au nord, c’est la Pologne et ses forêts de basse Silésie.

Au temps de la guerre froide, les dirigeants du pacte de Varsovie avaient pensé à tout. Lorsqu’ils décident, à la fin des années 1960, de se doter d’un arsenal d’armes biologiques en menant clandestinement des expérimentations sur des virus, les militaires de l’ex-bloc soviétique font de la Tchécoslovaquie un de leurs plus sûrs alliés en la matière. En 1968, dissimulé dans d’anciens baraquements datant d’avant la Seconde Guerre mondiale, un laboratoire voit donc le jour à Techonin. Ici, dans le plus grand secret, on cultivera en masse des agents infectieux, de la grippe à la brucellose en passant par la tularémie. Au moins, dans ce village reculé, le risque d’exposer la population à une dispersion accidentelle d’agents pathogènes était-il contenu. Il a fallu attendre l’effondrement du bloc soviétique pour que le monde occidental découvre l’impensable : Techonin avait abrité pendant plus de vingt ans une des plus grandes banques de virus des pays du pacte de Varsovie en dehors de l’ex-URSS.  » Le voile a été en grande partie levé par le transfuge Kanatjan Alibekov, alias Ken Alibek, un haut gradé du programme de recherche soviétique sur les armes biologiques, passé à l’Ouest en 1992 « , raconte Hubert Valard, un ancien agent du ministère français de l’Intérieur spécialisé dans le risque bactériologique.

Les caméras omniprésentes

La République tchèque a tourné la page du communisme, mais les bâtiments aux façades décrépies qui avaient abrité les expériences les plus folles sont toujours là. En promenant sa longue silhouette dans les allées de l’hôpital, le commandant Kroca fait mine de l’ignorer. Yeux bleus incisifs, fine moustache, il préfère, en chemin, attirer l’attention sur un imposant bâtiment de trois étages surmonté d’un héliport. Du haut de la plate-forme balayée par les vents, le lieutenant-colonel Zbynek Valenta décrit la procédure :  » Les patients contaminés sont pris en charge dès leur arrivée par hélicoptère. De là, ils sont immédiatement mis en quarantaine, le temps d’identifier la souche virale, de poser un diagnostic et de mettre en place un protocole de soins.  »

Dans les étages, tout est blanc, lumineux et aseptisé. Rien n’a été laissé au hasard. Les parois sont équipées de triple vitrage, les poignées et les tuyauteries sont en acier inoxydable, et, pour passer de la salle de radiologie au bloc opératoire, des chambres d’isolement à la salle d’autopsie, il faut franchir d’épaisses portes étanches. Rien ne doit filtrer à l’extérieur : les déchets sont brûlés à 1 400 degrés dans un incinérateur après stérilisation et les eaux usées, entièrement décontaminées dans une station installée au sous-sol de l’hôpital. Des caméras de surveillance balaient en permanence l’accès aux bâtiments, mais aussi les points névralgiques de l’établissement.  » Nous sommes obligés de vérifier que le personnel respecte bien les consignes de sécurité, comme par exemple les dix minutes réglementaires de douche de décontamination « , poursuit le lieutenant-colonel Valenta. Ce jour-là, un groupe d’étudiants en médecine est formé à la lutte contre les maladies infectieuses. Blouse blanche, manches retroussées, deux infirmières aident l’un d’eux à retirer sa lourde combinaison-scaphandre munie de son propre système d’alimentation en oxygène.

Au détour d’un couloir, une porte vitrée, en partie obstruée, attire l’attention.  » Et là ?  » interroge-t-on.  » Rien de très important « , assène le lieutenant-colonel Valenta. On jette quand même un rapide coup d’oeil à travers une fente. Sur des étagères, des rangées de souris de laboratoire enfermées dans des cages. Techonin est classé P4. Dans le jargon des épidémiologistes, cela signifie que l’on peut y manipuler des virus dangereux, y compris ceux contre lesquels il n’existe aucun traitement connu. A côté de l’infrastructure hospitalière, Techonin assure une activité de recherche et développement sensible. L’établissement travaille actuellement avec la faculté de médecine de Hradec Kralove, en Bohême, sur la mise au point d’un médicament contre certaines formes résistantes de la tuberculose. L’hôpital a également été mis à contribution lorsqu’une souche virulente de la bactérie E. coli avait provoqué en Europe, au printemps 2011, une trentaine d’intoxications mortelles. Nous n’aurons pas l’occasion de voir l’équipe de scientifiques qui recueille les échantillons, manipule les virus, le microscope ajusté sur une boîte de Petri.

Dans les couloirs de l’hôpital, le lieutenant-colonel Valenta est à son aise. Ce haut gradé qui travaille dans la biodéfense depuis 2005 a passé un an en Afghanistan pour assurer la protection bactériologique des troupes de l’Otan. L’armée tchèque dispose d’importantes unités mobiles capables de détecter la présence sur le théâtre des opérations d’agents pathogènes, de les identifier et de prendre en charge les soldats exposés. Forcément, on le presse de questions :  » La guerre en Afghanistan a-t-elle révélé l’usage de produits biologiques suspects ?  » Tenu par le secret-défense, le lieutenant-colonel Valenta refusera de répondre.

Pas d’information sur les risques

Lorsqu’elle a rejoint l’Organisation atlantique, en 1999, la jeune République tchèque s’est très tôt engagée à mettre à sa disposition son savoir-faire en matière de biodéfense.

Jaroslav Sedivy, ancien ministre des Affaires étrangères de Vaclav Havel, s’en souvient. C’est lui qui, à l’époque, a mené les discussions :  » Nous nous étions engagés à contribuer financièrement à hauteur de 0,9 % au budget de l’Alliance atlantique, en échange de quoi l’Otan nous aidait à moderniser notre armée, notamment notre capacité de répondre au risque biologique.  » Attablé face à la vue imprenable qu’offrent les larges baies vitrées du café Slavia, à Prague, Jaroslav Sedivy est intarissable sur ce chapitre de l’histoire tchèque. Il avait 39 ans lorsque les troupes du pacte de Varsovie ont envahi la Tchécoslovaquie. Ce dissident, devenu, après six mois de prison, ouvrier forestier puis laveur de carreaux (il inspirera à son ami Milan Kundera le héros de L’Insoutenable Légèreté de l’être, Tomas), avait commencé à évoquer l’entrée de son pays dans l’Otan au sein même du Forum civique, pendant la  » révolution de velours « , en 1989.  » Il a fallu attendre le départ du dernier soldat soviétique, en juin 1991, pour entamer les premiers contacts informels. Cela a pris du temps, car certains pays de l’Otan, au départ, n’étaient pas très favorables à un élargissement. C’est Bill Clinton qui le premier, en 1994, engagera le processus « , dit-il.

De cette époque, il garde le souvenir de Madeleine Albright, secrétaire d’Etat américaine, le jour de l’adhésion de la République tchèque à l’Otan, brandissant à deux mains l’accord que venaient de parapher tous les pays membres réunis à Bruxelles :  » Pour la première fois de ma vie, j’ai signé sous mon nom tchèque !  » lui avait-elle lancé fièrement en le regardant droit dans les yeux. En rejoignant l’Alliance atlantique, la République tchèque devenait de fait une pièce maîtresse de sa force de réaction rapide à une attaque biologique. S’ensuivra la décision, présentée au sommet de l’Otan de Prague en 2002, de doter l’armée tchèque d’un centre d’excellence à Techonin.

Lorsque le soleil disparaît derrière les montagnes, il teinte la forêt entourant l’hôpital de reflets mordorés. A cette époque de l’année, normalement, le thermomètre affiche des températures en dessous de zéro, et la neige a meringué le paysage. Le mois de février est à peine entamé que le printemps fourbit déjà ses armes. Dans les rues de Techonin, des villageoises en fichu, cabas serré sous le bras, rentrent mollement chez elles. Pendant ce temps, à la pension Otmarka, la bière coule à flots. On rigole, on parle fort, des jeunes gens de retour des stations de ski sont attablés tandis que, dans la salle de restaurant, le patron fête ses 50 ans. La soirée s’étire, un poste de radio crache des tubes des années 1980. Vokal Roman, 46 ans, a habité douze ans à Techonin. Les cheveux grisonnants et le visage rond, il raconte :  » A l’époque du pacte de Varsovie, la proximité du laboratoire avait de quoi effrayer la population car l’armée y faisait des expériences dangereuses sur des virus. Mais aujourd’hui, il n’y a aucun risque.  »

Victime de la cure d’austérité ?

 » En cas d’accident, les habitants savent ce qu’ils doivent faire « , assure le lieutenant-colonel Valenta. Le prospectus de la pension Otmarka, en tout cas, ne souffle mot de la présence d’une caserne militaire à proximité. Encore moins de l’existence d’un laboratoire P4. Il préfère vanter les mérites de la région, ses stations de sports d’hiver et ses rivières, paradis, l’été, des pêcheurs à la mouche.

Et pourtant, le risque existe. Une dispersion de virus après une rupture de confinement, c’est déjà arrivé.  » En 1979, à Sverdlovsk, en Russie, une infime quantité d’anthrax, échappée accidentellement du système de ventilation d’une usine du ministère de la Défense soviétique, avait comme ça causé la mort de 70 personnes « , raconte Patrick Zylberman, historien de la santé et auteur de Tempêtes microbiennes, chez Gallimard.

Paradoxe, à l’exception de quelques soldats exposés par accident, en Afrique, à de nouveaux virus comme l’Ebola ou la fièvre de Lassa, et des troupes de retour de mission placées en quarantaine, aucun patient n’a jamais été admis à Techonin. Cet établissement à la pointe de la protection antibactériologique n’est là que pour parer à une éventuelle attaque bioterroriste. Une convention internationale datant de 1972 interdit bien toute recherche offensive sur les armes biologiques. Mais les scénarios catastrophes circulent, pas seulement dans la tête des screenwriters de Hollywood. Le risque de voir des groupes terroristes ou des Etats voyous posséder des agents pathogènes et les utiliser à des fins criminelles est loin d’être nul. Officiellement, les laboratoires de recherche sur les armes biologiques de l’ex-empire soviétique ont été détruits après la chute du rideau de fer.  » A Techonin, tout a été démantelé en 1994, les souches d’agents infectieux, mais aussi le matériel et les diagnostics « , affirme le commandant Kroca.  » La destruction spontanée des collections de bactéries des pays satellites de l’ex-URSS me fait doucement rigoler « , assure Patrick Zylberman.  » Les personnels, le savoir-faire, les banques d’agents pathogènes, tout ça avait à l’époque une immense valeur marchande « , reconnaît Hubert Valard. Quand bien même un attentat bactériologique serait peu probable, ses conséquences en termes de vies humaines seraient telles que la logique du pire l’emporte le plus souvent dans les plans de lutte antiterroriste.

Et pourtant. A l’heure de la crise et des coupes budgétaires, l’existence même de l’hôpital de Techonin est aujourd’hui remise en question. Si l’armée a dépensé 1,2 milliard de couronnes tchèques (44 millions d’euros) pour faire sortir de terre l’hôpital de Techonin, il lui coûte chaque année 100 millions de couronnes (3,65 millions d’euros) en maintenance et en exploitation. C’est visiblement trop à l’échelle de l’économie du pays. Comme partout ailleurs en Europe, la défense doit participer à la cure d’austérité imposée aux Etats. Deux ans que le service de santé des armées attend une réponse. Deux ans qu’il plaide sa cause, alerte la classe politique sur les risques d’un affaiblissement des moyens de défense contre le bioterrorisme et les pandémies. Des négociations bilatérales ont été engagées, des discussions avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Union européenne ont été menées. En vain.  » Un cofinancement avec un partenaire privé a même été envisagé à un moment donné pour finalement être abandonné « , dit tristement le commandant Kroca. C’est désormais au tout nouveau gouvernement de centre gauche de trancher. A l’heure où, pour la première fois depuis la chute du mur de Berlin, resurgissent les vieux démons d’un affrontement Est-Ouest, conforter l’arsenal de défense biologique de la République tchèque serait un symbole fort.

Par Géraldine Meignan. Reportage photo : Jérôme Chatin/L’Expansion; G. Me.

 » En cas d’accident, les habitants savent ce qu’ils doivent faire  » Michal Kroca, à la tête de l’hôpital militaire de Techonin

 » L’Otan nous a aidés à moderniser notre capacité de répondre au risque biologique  » Jaroslav Sedivy, ancien ministre des Affaires étrangères tchèque

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