© JACQUES SASSIER

Un honnête homme du monde

A partir d’un tableau de la fin du xixe siècle, Julian Barnes dresse avec L’Homme en rouge un portrait sans concession d’une époque que l’on a dit belle…

L’homme en rouge, peint par John Sargent en 1881, n’est autre que Samuel Pozzi (1), médecin originaire de Bergerac, « inventeur » de la gynécologie, qui respecte les femmes autant qu’il les « honore ». Un honnête homme dans tous les sens du terme, de son époque: protestant devenu agnostique, provincial devenu l’ami du prince de Polignac et du comte Robert de Montesquiou, tous deux dandys désoeuvrés avec qui on le surprend dans les premières pages du livre s’en aller faire du « shopping culturel et décoratif » à Londres en 1885. Son chirurgien de personnage qui symbolise cette Belle Epoque – qualifiée de la sorte a posteriori – est l’occasion d’une étude chirurgicale, justement, de la part du francophile Julian Barnes, prolixe écrivain britannique lauréat notamment du Man Booker Prize, lequel dresse à son tour le portrait artistique, intellectuel et politique de ces années charnières (2).

L'Homme en rouge, par Julian Barnes, traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, 304 pages.
L’Homme en rouge, par Julian Barnes, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, 304 pages.

Trois hommes qui font du shopping culturel à Londres à la fin du xixe siècle: deux homosexuels et un protestant. Le fait qu’ils soient issus de minorités tient-il du hasard?

Oui. Montesquiou et Polignac étaient de vieux amis – et il paraît qu’ils furent brièvement amants – tandis que Pozzi était une relation amicale récente du premier. Cela étant, il semble que Pozzi ait renoncé à la religion, n’étant donc pas un protestant pratiquant. J’ajoute que les gens ne pensaient pas en termes de minorité autant qu’aujourd’hui.

En tout cas, trois personnages hors du commun, au sens propre et figuré?

Ils étaient certainement inhabituels. Mais pour ce qui est des finances et du statut social, on peut difficilement les taxer d’outsiders. Ils étaient vraiment des insiders, entraient dans la norme bourgeoise de l’époque, et en étaient bien conscients.

Le dandy était-il le punk de l’époque?

Non. Le dandy mépriserait le punk et l’inverse serait vrai, en Grande-Bretagne en tout cas. Tout serait une question de classe, malheureusement. Et franchement, je préférerais passer du temps avec un punk plutôt qu’avec un dandy!

L’écrivain symboliste Joris-Karl Huysmans, que vous citez dans votre ouvrage, est à l’époque le chantre de la décadence en littérature, un flambeau aujourd’hui repris par Houellebecq qui l’adore…

Oui, je les admire tous deux de manière différente, mais je ne vois pas toujours la connexion entre eux. Peut-être que Houellebecq deviendra lui aussi catholique sur le tard (sourire).

Au Royaume-Uni, ce sont les catholiques qui sont une minorité: le Premier ministre ou le souverain ne peuvent être catholiques. En France, ce sont les protestants qui ont été les premières victimes des guerres de religion…

La religion est vraiment une préoccupation oubliée de nos jours au Royaume-Uni. Pour ne vous donner qu’un exemple, Boris Johnson, dont la mère était catholique, fut baptisé de la sorte. Plus tard, il a été confirmé dans la religion anglicane. Son dernier-né a en revanche été, lui aussi, baptisé selon le rite catholique: peu de gens le savent ou s’en soucient. Mais il est vrai qu’un catholique ne peut prétendre à la Couronne, bien que je soupçonne que si le cas se présentait, cela serait sans doute permis.

Pozzi, sain d’esprit dans une époque démente?

Oui, c’est la manière dont je le présente dans mon livre. Egalement, la seule personne que Robert de Montesquiou envie – ce qui est un mérite qui revient à très peu de personnes, peut-être même une seule…

A vous lire, ce qu’on a appelé la Belle Epoque par la suite semble avoir été une période tout à fait hystérique qui ressemble furieusement à celle que nous connaissons actuellement?

Ce qui m’a frappé en me plongeant dans cette période, c’est l’instabilité politique, l’extrémisme, l’antisémitisme, la violence à un niveau politique autant que personnel ; un nationalisme agressif porté par une propagande genre « sang et sol »… pas vraiment différent d’aujourd’hui. Excepté qu’heureusement, nous avons l’Union européenne: c’est donc la Grande-Bretagne qui risque de devenir folle…

A plusieurs reprises, cette citation de Pozzi revient dans votre livre: « Le chauvinisme est une forme d’ignorance. » N’est-ce pas cette phrase finalement, plus que le tableau, qui a déclenché chez vous l’écriture de ce livre?

J’ai seulement découvert cette citation pleine de sagesse en lisant le Traité de gynécologie de Pozzi, ce qui signifie que j’étais déjà bien avancé dans le manuscrit. Ce ne fut pas le point de départ, mais le point final. Et cela reste toujours d’une grande pertinence aujourd’hui, alors que beaucoup sont tentés par un nationalisme étroit et une supériorité raciale.

Bien que francophile assumé, vous vous moquez des Français moquant les Anglais(es) et leur peu d’appétence sexuelle ou le fait que le prince Charles préféra une maîtresse moins jolie que son épouse Lady Di…

Well, je me considère comme un vieil ami de la France, ayant écrit pas mal à son sujet, et toujours été reçu très chaleureusement. Les vieux amis ont bien le droit de se taquiner, n’est-ce pas?

On a le sentiment qu’il y a plus de francophiles en Angleterre que d’anglophiles en France?

Je n’en suis pas sûr. N’oubliez pas que seuls 48% des Britanniques ont voté contre le Brexit que j’évoque à la fin de l’ouvrage. J’ai toujours pensé qu’il y avait plus de Britanniques francophiles que de Français anglophiles, pour la simple raison géographique que la France est entourée de trois autres grandes nations – l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne – alors que la Grande- Bretagne est seulement entourée par l’Irlande et beaucoup de poissons. La France est notre première source d’exotisme…

Vous qui avez notamment traduit Alphonse Daudet en anglais, comment expliquez-vous qu’il y ait moins de romans écrits en français traduits en anglais que l’inverse?

Parce que les Britanniques peuvent lire des livres « étrangers » dans leur propre langue: la littérature américaine, canadienne, indienne, australienne, néo- zélandaise, sud-africaine, antillaise… Elles nous arrivent toutes sans traduction nécessaire. Ce qui nous rend un peu paresseux. Mais désormais, on trouve beaucoup plus de livres en langues « européennes » traduits en anglais qu’il y a disons cinquante ans.

(1) Julian Barnes a découvert Le Docteur Pozzi dans son intérieur, une oeuvre de John Sargent datant de 1881, dans une salle de la National Portrait Gallery, à Londres, en 2015.

(2) L’Homme en rouge, par Julian Barnes, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, 304 pages.

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