Un glaçon très bavard

En prélevant dans la glace antarctique une carotte de 3 kilomètres de profondeur, les chercheurs européens peuvent connaître le climat qui régnait sur terre voici 500 000 ans

Durant la première semaine de janvier 2002, une équipe de chercheurs européens forant depuis plusieurs mois dans l’épaisse couche de glace du continent antarctique a dépassé le cap symbolique de 2 002 mètres de profondeur. Les carottes de glace retirées à cette profondeur proviennent d’une couche de neige tombée voici 170 000 ans. En ce début de mois de février, les chercheurs approchent des 2 800 mètres. Ils veulent descendre jusqu’à la couche rocheuse située à 3 300 mètres sous la glace.

A cette profondeur, les couches de neige datent d’un demi-million d’années. En réalisant ces forages spectaculaires, les scientifiques européens ne cherchent ni pétrole, ni gaz, ni des mammouths congelés. Ils étudient l’histoire climatique de la planète. Car les couches de neige qui se sont superposées au fil des ans ont enregistré, parfois avec une très grande précision, les conditions climatiques qui régnaient au moment où elles se sont déposées sur le sol.

La glace est d’abord un remarquable chronomètre paléontologique. La teneur des glaces en oxygène permet en effet de dater la couche étudiée. Dans les molécules d’eau (H20), le rapport entre une forme d’oxygène assez lourd (l’oxygène 18) et une forme d’oxygène plutôt léger (l’oxygène 16) varie d’une saison à l’autre. En repérant chaque variation saisonnière, il est possible de compter le nombre d’années écoulées depuis le dépôt de la glace, comme on compte les cernes d’un arbre. Les carottes de glace sont aussi des paléothermomètres. Cette même proportion atomique permet en effet de déduire la température qui régnait au moment où la couche de neige s’est déposée. Mais ce n’est pas tout ! En se déposant sur le sol, la neige emprisonne aussi quelques fragments d’atmosphère sous forme de bulles de gaz et de poussières. Si bien qu’il est possible, en analysant la composition gazeuse et poussiéreuse des carottes de glace, de connaître un grand nombre de paramètres atmosphériques ayant prévalu dans le passé.

C’est en retirant une première carotte de l’Antarctique, au début des années 90, sur le site russe de Vostok, que les chercheurs français ont mis en évidence un surprenant parallélisme entre la quantité de CO2 dans l’atmosphère et la température. « La carotte de Vostok (3 600 mètres) a d’abord mis en évidence la succession des périodes glaciaires et interglaciaires des 400 000 dernières années, explique Roland Souchez, glaciologue à l’Université libre de Bruxelles. Elle a aussi montré qu’à l’échelle de ces grandes variations la quantité de CO2 dans l’atmosphère augmente quand la température s’élève et diminue quand la température chute. » Autre enseignement : le CO2 atmosphérique a fluctué naturellement durant les 400 000 dernières années entre 180 parties par million en volume (ppm) et 280 ppm. Depuis la révolution industrielle, ce taux est passé de 280 à 360 ppm ! « Cette augmentation spectaculaire est provoquée par la combustion d’énergie fossile, explique Roland Souchez. Si on laisse aller les choses à ce rythme, cette teneur grimpera à 560 ppm au milieu du XXIe siècle. Soit le double du pic naturel le plus élevé enregistré au cours des 400 000 dernières années. » Avec les conséquences que l’on imagine sur le climat. Le CO2 est en effet le principal gaz à effet de serre.

« D’une manière générale, explique le paléoclimatologue André Berger, ces données glaciologiques sont très importantes pour améliorer la qualité des modèles climatiques. En climatologie, il faut en effet connaître le passé pour prédire l’avenir. Un modèle climatique est un instrument essentiellement prospectif, mais la seule manière de vérifier s’il est bon est de voir s’il parvient aussi à expliquer le passé, pour lequel on peut procéder à des vérifications, notamment via les carottages glaciologiques. » Dans la foulée de Vostok, les chercheurs ont pratiqué deux importants forages au Groenland, dans l’hémisphère Nord. Les scientifiques veulent en effet comprendre comment les phénomènes climatiques se distribuent sur les deux hémisphères.

L’intérêt du Groenland, c’est aussi que la neige y tombe de manière beaucoup plus abondante qu’en Antarctique. Les couches saisonnières sont donc beaucoup plus épaisses, ce qui facilite le calcul des années et des températures. Revers de la médaille : à 3 000 mètres de profondeur, au Groenland, on est seulement en l’an de grâce 125 000 avant Jésus Christ Autre inconvénient, la glace est très chargée en particules calcaires, en raison de terres très calcareuses dans le voisinage du Groenland. Et les réactions chimiques entre le calcaire et le CO2 à basse température sont susceptibles de modifier la teneur en CO2 de la glace.

Bref, aucune carotte ne détient, à elle seule, toutes les informations recherchées par les glaciologues et les climatologues. Une équipe européenne s’est donc lancée, en 1997, dans une nouvelle grande campagne de forage dans une zone particulièrement inhospitalière de l’Antarctique. Deux stations de forage ont été installées en plein coeur du continent gelé, à plusieurs centaines de kilomètres des côtes. Les endroits précis des forages ont été choisis après que des études géologiques poussées ont révélé la bonne profondeur et la bonne distribution des couches de glace à ces endroits précis.

« Les conditions de travail des chercheurs sont dantesques, explique Jean-Jacques Reyser, directeur adjoint de l’Institut polaire (France). La station du dôme C se situe sur un dôme de glace dont l’altitude culmine à 4 000 mètres. La température oscille entre moins 35 et moins 80 degrés ! La plus grosse partie du matériel (des convois de 150 tonnes) doit être acheminée sur place par transport terrestre à l’aide de véhicules équipés de chenilles. » Le projet, baptisé Epica (European Project for Ice Coring in Antarctica), coûte par conséquent très cher : 20 millions d’euros (800 millions de francs). La Commission européenne finance 40 % et le reste est partagé entre 10 pays participants, dont la Belgique.

Une partie des analyses est effectuée sur les lieux mêmes du forage. Les instruments utilisés permettent de retirer des carottes d’environ 3 mètres de longueur, et de 10 centimètres de diamètre.

Une fois extraite, la carotte glisse sur un tapis roulant et traverse une série d’instruments : une mesure de la conductivité électrique (qui donne des informations sur l’acidité de la glace et, donc, sur d’éventuelles éruptions volcaniques), des mesures physiques par rayonnement, des mesures chimiques pour déterminer la concentration de certains aérosols d’origine naturelle ou humaine. Ensuite, les carottes sont débitées selon un protocole extrêmement précis et les échantillons sont distribués dans différents laboratoires. « Il n’y en a pas pour tout le monde, explique Roland Souchez. Le comité scientifique du projet Epica ne peut pas satisfaire toutes les demandes. » Les carottes du projet devraient permettre de répondre à plusieurs questions.

Les chercheurs veulent notamment confirmer l’existence de grandes et rapides variations climatiques mesurées au Groenland durant la dernière période glaciaire (les 100 000 dernières années). « Une question intéressante, explique Roland Souchez, est de savoir si ces oscillations étaient un phénomène global ou bien étaient confinées à l’hémisphère Nord. » Une autre question à laquelle pourrait répondre Epica est celle de savoir si le climat relativement stable et chaud que nous connaissons depuis environ 10 000 ans est une exception au cours des 500 000 dernières années. En outre, la première carotte prélevée dans le cadre d’Epica offre une résolution très fine pour une période qui intéresse beaucoup les climatologues : entre moins 20 000 et moins 10 000 ans. La période est intéressante, car elle est caractérisée par une augmentation brutale de la concentration de CO2 dans l’atmosphère, comme actuellement. Toute proportion de temps gardée.

Félix Clément

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire