Dans l'oeuvre de Hugo Claus, on trouve de multiples allusions à la mythologie grecque. © PHILIPPE CORNET

Un Flamand bien vivant

A l’occasion de l’exposition qui lui est consacrée à Bozar, retour sur l’oeuvre de Hugo Claus avec Alain Van Crugten, son traducteur en français.

Professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles (ULB), où il enseignait la littérature comparée et les lettres slaves, Alain van Crugten a depuis longtemps assigné une part majeure de son enthousiasme à des travaux de traduction d’auteurs néerlandophones – Tom Lanoye dernièrement – et polonais surtout, mais également russes, anglais et tchèque. Traducteur de Witkiewicz ( L’Inassouvissement), il est encore plus réputé chez nous comme celui de l’écrivain, poète et dramaturge flamand Hugo Claus, dont il a livré en français le célèbre Chagrin des Belges, et bon nombre de pièces de théâtre. Cet auteur, parmi les tout grands ambassadeurs de la littérature flamande, n’avait pas obtenu le prix Nobel de littérature qu’il eût, d’un avis quasi unanime, amplement mérité.

Il n’était pas un nationaliste flamand pur et dur. Au contraire

D’où vous est venue votre fascination pour Hugo Claus ?

En décembre 1983 a paru Het Verdriet van Belgen, que j’ai lu presque aussitôt. J’ai eu le coup de foudre et l’envie de le traduire, parce qu’aucun traducteur français n’aurait pu rendre cette langue-là. Le Chagrin des Belges requérait une connaissance très spécifique de la Belgique. Car Hugo Claus pratique une très grande variété de registres de la langue flamande. Un néerlandais littéraire, parfois, qui n’exclut pas des archaïsmes ou des tournures familières et, de surcroît, puisque Le Chagrin se déroule dans des milieux petits-bourgeois ou populaires, une espèce de synthèse de dialectes. Cette double langue représentait donc, pour moi, un beau défi de traducteur.

Quelles avaient été ses influences prépondérantes ?

Elles sont multiples. D’abord, c’est quelqu’un qui a énormément lu, et dans plusieurs langues. Il se plaisait à dire qu’il était un vrai autodidacte, mais il avait été un excellent élève à l’école, même s’il l’avait quittée à 16 ans pour effectuer toutes sortes de petits métiers pour des raisons sociales et familiales. Dans son oeuvre, on retrouve quantité d’allusions à la mythologie grecque. Le complexe d’OEdipe, par exemple, revient très souvent chez lui. Et puis, on décèle également l’influence de ses lectures anglaises. Ainsi, sa Chasse aux renards est une interprétation très libre du Volpone de Ben Jonson. Il est nourri de classiques, Shakespeare notamment. Il connaît bien la littérature française également. C’est quelqu’un, au fond, qui assimile toutes ses lectures et connaissances de telle façon qu’elles ressortent dans ses livres en vertu de ce qu’on nomme l’intertextualité : soit des allusions ou des citations déguisées d’auteurs.

Alain Van Crugten, traducteur et passionné de Hugo Claus.
Alain Van Crugten, traducteur et passionné de Hugo Claus.© BENOIT DOPPAGNE/BELGAIMAGE

Qu’aura pensé Hugo Claus du nationalisme flamand surgi dans les années 1960 ?

En fait, Claus était un cosmopolite. Il est né à Bruges mais a passé son enfance et son adolescence à Courtrai – petite ville de province ouest-flandrienne qui revient très souvent dans ses livres, et en grande partie dans Le Chagrin des Belges. A part cela, il a très vite quitté la maison pour voyager d’abord en Belgique, où on le retrouve tantôt à Ostende, tantôt à la campagne. Puis, dès les années 1950, il vit à Paris pendant deux ou trois ans. C’est alors qu’il se lie, comme peintre surtout, au groupe Cobra. Après cela, il emménage aux Pays-Bas, où il épouse la célèbre actrice Sylvia Kristel ( Emmanuelle), laquelle le suit pendant deux ans en Italie. De retour en Belgique, il va régulièrement voir son fils (NDLR : son deuxième fils, qu’il a eu avec Sylvia Kristel) aux Etats-Unis, où elle est elle-même partie vivre. Enfin, pendant les vingt dernières années de sa vie, il habite en Provence la moitié du temps. On ne peut donc pas attendre d’un homme pareil qu’il soit un nationaliste flamand pur et dur. Au contraire.

Quel Flamand était-il alors d’un point de vue, disons, sociopolitique ?

Ce qui le caractérisait plutôt, et on le voit très nettement dans son chef-d’oeuvre, Le Chagrin des Belges, c’est cet attachement à son pays natal, à sa langue. Mais absolument pas d’un point de vue nationaliste politique. Ainsi, certaines de ses oeuvres ont été mal reçues en Flandre, parce qu’il a été élevé dans une religion catholique qu’il a très vite abandonnée pour adopter une attitude carrément anticléricale. Il reprochait au clergé ce qu’il avait fait de la religion. Cela ne devait pas beaucoup plaire, dans un paysage politique alors dominé depuis des décennies par le Parti catholique. Une importante fraction de l’opinion flamande a toujours été contre lui à cause de cela. D’autant qu’il avait une attitude de critique lucide et ricanante à l’égard des bourgeois flamands. Une classe dont il émane lui-même. Aussi Le Chagrin des Belges n’a-t-il pas été très bien accueilli en Flandre. Certes, il fut très lu, mais très critiqué aussi.

Quelle fut, d’autre part, la réaction des milieux francophones belges ?

Lorsque le livre a été traduit en français, en 1985, il a très bien fonctionné. Ce qui m’étonnait singulièrement, dans ces années 1980 et 1990, c’est que ce roman flamand devait obtenir le record des ventes de fiction en Belgique francophone, davantage que les livres français. Au fond, il y avait là quelque chose de tellement belge que beaucoup de Wallons s’y reconnaissaient.

Et, dix ans plus tard, qu’aurait pensé Hugo Claus de l’évolution politique de son pays ?

Il était complètement hostile au radicalisme nationaliste. En revanche, il disait qu’il se sentait flamand quand il était à l’étranger, en Provence par exemple. Une façon de dire qu’il ne reniait pas ses origines.

A un moment donné, il écrit que  » la bêtise, c’est une force énorme, vitale  » et que  » l’intelligence, c’est la décadence « . Parle-t-il alors par antiphrase ?

Cela relève typiquement du plaisir qu’il prenait à énoncer des paradoxes. Mais la bêtise est un thème essentiel de sa littérature. Dans cette façon qui est la sienne de fustiger la pensée bourgeoise. On voit, du reste, dans Le Chagrin des Belges, que son père devient par bêtise collaborateur des Allemands. On lit très bien que ce n’est pas par idéologie, mais par bêtise, parce que cela peut être pratique. Et la bêtise, comme chez Baudelaire ou d’autres lorsqu’ils critiquent la pensée bourgeoise, devient une cible.

Il disait que l’argent du prix Nobel de littérature l’aurait beaucoup intéressé…

Non, c’était une coquetterie de sa part. Il y tenait beaucoup. Une anecdote un peu tragique rapporte d’ailleurs qu’il l’avait fêté par méprise.

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