Un facteur de trouble

Sommée de se préparer à l’arrivée de concurrents dans son secteur, La Poste a entamé sa mue. Mais le gouvernement, traumatisé par la fin de la Sabena, réclame désormais des comptes au patron, Frans Rombouts

L’administrateur délégué de La Poste n’a pas de chance. En d’autres temps, ses déclarations intempestives n’auraient guère fait de vagues. Mais la faillite de la Sabena laisse des traces. Frans Rombouts paiera donc pour les autres: le gouvernement a réclamé une analyse de la gestion de La Poste au conseil d’administration et chargé le collège des réviseurs de procéder à l’examen de sa situation financière, depuis cinq ans. Sur la base de ces deux documents, attendus dès la semaine prochaine, l’équipe Verhofstadt prendra position sur le très chaud dossier de La Poste.

Que Frans Rombouts ait, délibérément ou non, ouvert les hostilités en annonçant successivement la fermeture de certains centres de tri du courrier et la condamnation possible, à long terme, de 400 petits bureaux de poste jugés non rentables (sur 1 390), le personnel n’en a cure, finalement. En revanche, il en a manifestement assez d’être mis à toutes les sauces par un maître queux formé à l’école du privé. La direction et les syndicats de La Poste s’étaient en effet mis d’accord, à la fin de l’année 2000, sur un plan stratégique, prévu pour courir jusqu’à la fin 2004, et censé préparer la plus grande entreprise du pays pour à l’inéluctable libéralisation du secteur. Ce plan prévoyait, notamment, de réduire les effectifs de 40 000 à 32 000 personnes d’ici à 2005. L’accord stipulait aussi l’existence de 5 centres de tri. Or Frans Rombouts ne souhaite plus en garder que 3: l’un à Anvers, l’autre à Bruxelles et le troisième, à construire, en région namuroise. Seraient, du coup, condamnés, Liège X, Charleroi X, pourtant récent, et Gand. Motif ? Rogné par le fax, l’Internet et les SMS, le volume du courrier traditionnel fond irrésistiblement. L’opération permettrait aussi d’économiser quelque 4 milliards de francs (100 millions d’euros). Un peu moins de 200 emplois seraient supprimés, selon les calculs de la direction. Les syndicats, eux, évoquent le millier de personnes employées dans ces centres, dont nombre de facteurs qui y sont recasés après avoir été victimes d’agressions.

Officiellement, la décision concernant les futurs centres de tri n’est pas encore prise. Mais le mal est fait. Car, ce qui a suscité une réaction aussi vive dans les rangs syndicaux – un préavis de grève a immédiatement été déposé – et dans le monde politique, c’est la manière dont l’information a été dispensée: Frans Rombouts s’est ouvert de ses projets dans les médias, sans disposer, semble-t-il, de l’aval de son conseil d’administration ni avoir abordé le sujet, même de façon informelle, avec les organisations syndicales. Du coup, c’est toute l’autonomie des entreprises publiques et de leurs dirigeants qui est remise en cause. Ennuyé, voire vexé par les propos du patron de La Poste – « Le politique ne doit pas dicter sa loi à des entreprises comme la nôtre » – le gouvernement exige désormais, très ostensiblement, des explications. « Frans Rombouts n’est pas au-dessus des lois, s’indigne Karin Lalieux, députée PS. S’il n’est pas d’accord de respecter les règles du jeu public, qu’il se retire ! » Etat des lieux.

Quand interviendra la grève à La Poste ?

Les postiers de la région wallonne observent une grève de 24 heures ce vendredi 23 novembre. A Bruxelles, un mouvement identique sera organisé le lundi 26 novembre, et en Flandre, le vendredi 30. Bien que la direction de La Poste ait appelé les syndicats à renégocier « sans tabou ni a priori » les grands axes du plan stratégique, la grève ne sera pas remise en question.

Que veulent les syndicats ?

Ils poursuivent un double but: dénoncer le mode de communication de Frans Rombouts et obtenir la renégociation globale des axes opérationnels du plan stratégique et de ses conséquences sociales. Echaudées par la débâcle d’une autre entreprise publique, la Sabena, les organisations syndicales attendent aussi du pouvoir politique qu’il prenne ses responsabilités, à temps cette fois, même si la situation de La Poste n’est pas comparable à celle de la compagnie aérienne (pas de sous-capitalisation, concurrence réduite…). Enfin, les chefs de file syndicaux de La Poste ont bien conscience qu’ils jouent leur crédibilité dans ce nouvel épisode, face à des employés pour le moins désorientés par les bouleversements en cours.

A qui l’administrateur délégué de La Poste rapporte-t-il ?

A son conseil d’administration, présidé par Pierre Klees, comme le patron de n’importe quelle société anonyme. Si le ministre des Entreprises et des Participations publiques, en l’occurrence Rik Daems (VLD), le demande, Frans Rombouts peut également lui faire rapport. A son tour, le ministre peut transmettre les informations reçues au gouvernement. Rien n’empêche que le patron d’une entreprise publique soit convoqué par le conseil ministériel restreint (ce fût d’ailleurs le cas pour Frans Rombouts, comme pour le président Pierre Klees, le 21 novembre), ou par les députés, devant la commission parlementaire ad hoc. Etienne Schouppe, l’administrateur délégué de la SNCB, est coutumier de l’exercice.

Quel pouvoir d’intervention pour l’Etat-actionnaire ?

L’Etat, actionnaire à 100 % de La Poste, désigne les membres du conseil d’administration, chargés de contrôler ses activités. Il nomme aussi un commissaire, qui dispose de pouvoirs relativement étendus, et qui rapporte directement au gouvernement. Au pire, s’il juge qu’il y a infraction à la loi de 1991 sur les entreprises publiques ou atteinte à l’intérêt général, le commissaire, soutenu par le ministre de tutelle, peut faire annuler une décision.

Dans les entreprises qui ont à remplir des missions de service public – ce n’était pas le cas de la Sabena, où l’Etat était toutefois actionnaire -, le gouvernement est également censé veiller au respect de ces engagements-là. « Il est étonnant que le monde politique se rende compte si tardivement qu’il doit exercer un certain contrôle sur les entreprises publiques, s’amuse Roland Herbiet, responsable syndical à la CSC-Transcom. Jusqu’ici, on avait plutôt laissé faire. »

Quelles sont les missions spécifiques d’une entreprise publique ?

La SNCB, La Poste, Biac, Belgocontrol et Belgacom, toutes entreprises publiques ou semi-publiques (l’Etat détient leur capital en tout ou en partie), fonctionnent comme toutes les sociétés commerciales classiques, à une particularité près. Toutes ont à remplir des missions de service public, c’est-à-dire des tâches qui doivent échapper à l’application de la logique marchande pure et être gérées de manière à permettre à tous d’accéder à ces services, dans des conditions précisées. « Il s’agit de tâches que l’entreprise n’accomplirait probablement pas spontanément si elle ne considérait que son propre intérêt », expliquent joliment les documents parlementaires sur le sujet. Ces services ont un coût qui est partiellement pris en charge par l’Etat. Toutes ces modalités de fonctionnement figurent dans un contrat de gestion, valable de 3 à 5 ans, et négocié entre l’entreprise publique et l’Etat. Plus globalement, ce contrat contient les grandes lignes des politiques de service public voulues par le gouvernement.

Que prévoit le contrat de gestion de La Poste ?

Il prévoit, notamment et par exemple, l’obligation d’installer une boîte aux lettres dans toutes les communes du pays, de la lever au moins une fois par jour et d’assurer le transport et la distribution du courrier dans toutes les habitations du pays. Le document stipule aussi qu’un bureau de poste doit être maintenu dans chaque commune, avec, au maximum, 5 kilomètres de distance entre deux antennes postales. C’est, entre autres, au regard de cette règle que le projet de fermer, à terme, 400 petits bureaux de poste a suscité un tollé. Nombreux sont en effet ceux qui affirment qu’il est impossible de gommer 400 agences postales du paysage sans enfreindre cette obligation. La Poste, elle, assure le contraire.

Quand interviendra le prochain contrat de gestion ?

Le contrat actuel court jusqu’à la fin de cette année. La loi prévoit qu’il peut être prorogé pour un an au maximum. Comme la loi l’exige, la direction de La Poste a déposé un projet de nouveau contrat, en juillet dernier. Depuis, les discussions n’ont guère avancé: le cabinet des Entreprises et Participations publiques avait d’autres chats (aériens) à fouetter. Elles ont toutefois repris le 21 novembre.

Comment le monde politique réagit-il ?

Un comité ministériel restreint (kern) a rapidement été convoqué, notamment après que la ministre de l’Emploi et du Travail, Laurette Onkelinx (PS) eut condamné l’attitude de Frans Rombouts. Le ministre du Budget, Johan Vande Lanotte (SP), a également semé le trouble en demandant que toute la lumière soit faite sur les méthodes de gestion de la direction de La Poste. C’est, essentiellement, la politique de filialisation de l’entreprise qui est ainsi visée. Toutes ces questions figurent au menu du conseil d’administration de La Poste de ce 23 novembre. Le ministre Daems a sommé le président du conseil d’administration, Pierre Klees, et l’administrateur délégué Frans Rombouts, d’y répondre à toutes les interrogations des responsables politiques.

Par ailleurs, le PRL a déposé une proposition de modification de la loi de 1991 sur les entreprises publiques. En vertu de ce texte, les responsables de ces sociétés devraient dresser un bilan annuel de leurs affaires devant le Parlement, les missions incompressibles du service public devraient être redéfinies et les mandats des administrateurs, précisés. De son côté, Ecolo plaide en faveur d’un audit annuel de la Cour des comptes dans toutes les entreprises publiques.

Les missions de service public coûtent-elles cher à La Poste ?

Actuellement, les missions de service universel (distribution dans chaque habitation, relevé quotidien des boîtes, etc.) sont intégralement financées grâce aux revenus du monopole dont La Poste dispose toujours. En revanche, les tâches de service public qui lui sont imposées (paiement des pensions à domicile, ouverture de comptes courants, émission des timbres fiscaux et… vente des permis de pêche) lui coûtent 13,7 milliards de francs (343 millions d’euros) par an. Un quart de ce montant est pris en charge par l’utilisateur, 60 % sont financés par l’Etat, le solde étant assuré par La Poste elle-même. « Légalement, La Poste ne peut pas abandonner les missions de service public qui lui sont imposées sous prétexte qu’elles lui coûtent de l’argent », précise Bernard Damiens, directeur des affaires réglementaires à La Poste. La direction de l’entreprise souhaite voir la contribution de l’Etat portée à environ 15 milliards de francs (375 millions d’euros), un hypothétique coup de pouce qui devrait, en tout état de cause, passer entre les fourches caudines des instances européennes.

Pourquoi La Poste a-t-elle changé de statut ?

En mars 2000, La Poste a quitté son statut d’entreprise publique autonome pour devenir une société anonyme de droit public, ouvrant ainsi la porte à tout opérateur privé qui souhaiterait entrer dans le capital. Frans Rombouts est partisan d’un tel partenariat, comme d’une entrée en Bourse de La Poste, vers 2004 ou 2005. Cette opération ne sera toutefois possible, insiste l’administrateur délégué, que si la marge bénéficiaire de l’entreprise, qui est de 4,4% actuellement, atteint les 15%.

« Dans les deux cas, on risque d’accentuer les problèmes au lieu de les résoudre, estime Nicolas Thirion, assistant en droit commercial à l’ULg. Car il faudra de toute manière augmenter la rentabilité à court terme, au détriment, selon toute vraisemblance, des missions de service public. » Et, si La Poste passait entièrement sous le contrôle d’opérateurs privés, il y a fort à parier qu’ils rechigneraient vite à exécuter les missions de service public qui lui pèseraient le plus. « En Grande-Bretagne, souligne Nicolas Thirion, même Margareth Thatcher ne s’est pas risquée à privatiser la poste. »

Comment se prépare la libéralisation du secteur postal ?

Actuellement, seuls les envois de plus de 350 grammes ou ceux dont l’affranchissement dépasse au moins 2,5 fois le prix d’un envoi ordinaire (soit 42,5 francs en Belgique) sont soumis à la concurrence. Ces seuils seront progressivement abaissés, de manière à ce que le marché postal soit totalement libéralisé en 2009… si les Etats le décident, après avoir évalué l’impact de la libéralisation sur le service universel. Dans la mesure où un envoi normal pèse 20 grammes au maximum, l’essentiel du trafic postal devrait rester à l’abri de la concurrence pendant huit ans.

La direction de La Poste entend néanmoins préparer l’entreprise dès aujourd’hui à l’arrivée de la concurrence sur ses plates-bandes monopolistiques. Selon Frans Rombouts, le chiffre d’affaires actuel de La Poste (72 milliards de francs) devrait impérativement passer à 200 milliards pour qu’elle résiste à la concurrence.

« La Poste se trouve dans une situation bien inconfortable, explique Nicolas Thirion. On lui demande à la fois de respecter ses missions de service public – auxquelles ses concurrents ne sont pas soumis – et d’être plus rentable, pour rivaliser avec les autres opérateurs postaux. Ce dilemme risque de s’aggraver encore dans les prochaines années. »

Laurence van Ruymbeke, avec Pierre Schöffers

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