Un être humain n’est pas illégal

 » Pétri par la mémoire autant que par le refus de la mémoire, je vis dans l’Histoire.  » Prix Nobel de la paix, l’écrivain Elie Wiesel sait que son destin est lié à la Shoah. Aussi combat-il l’oubli et l’inimitié. Rencontrer cet éternel survivant, c’est se retrouver devant un homme à la grandeur d’âme impressionnante. Cette apparente quiétude révèle pourtant des tourments. Comment ne pas songer à lui en découvrant Shaltiel Feigenberg, héros juif américain d’Otage, son nouveau roman ? Otage d’un groupuscule palestinien, ce conteur ravive l’échiquier de son passé, pendant la Seconde Guerre mondiale, tout en affrontant les pions de ses geôliers. Ce douloureux souvenir n’empêche pas Elie Wiesel de se montrer étonnamment optimiste sur la reprise des négociations de paix entre Israéliens et Palestiniens. Il le pousse aussi à se porter au secours des Roms  » illégaux  » expulsés de France.  » Le contraire de l’amour n’est pas la haine, c’est l’indifférence. « 

« Le Vif/ L’Express : Shaltiel, le narrateur de votre nouveau roman, Otage, se décrit comme un  » chevalier de l’imaginaire, un magicien de la parole. Et du silence aussi « . Sa  » profession : conteur « . Quelle mission cela induit-il ?

Elie Wiesel : Une profession de foi. Le conteur croit en la beauté et en la vertu de transformer le monde. Il est celui qui reçoit et celui qui donne. Un conte enveloppe. Philosophiquement et artistiquement parlant, il représente un tout, mais il tend aussi une main ouverte au lecteur.

Vos romans interrogent-ils la folie des hommes ?

Le roman est là comme un point d’interrogation. Il n’agit pas comme un miroir déformant, mais il montre la vérité. Dans la célèbre pièce yiddish Le Dibbouk, un messager demande à un richard qui il voit dans le miroir.  » Moi-même « , rétorque-t-il. Ensuite, il lui demande qui il perçoit à travers la fenêtre.  » Les autres.  » Quelle est la différence entre un miroir et une fenêtre ? Il faut toujours voir les autres.

Ici, Shaltiel se définit comme un  » porteur de mémoires anciennes « . Plus que l’Histoire, est-ce la mémoire que vous faites revivre ?

C’est effectivement mon cas, mais il n’y a pas de littérature sans mémoire. Cela date de la tradition biblique et hassidique, tout est toujours relié et rattaché à la mémoire. Autant celle-ci m’intrigue, autant l’oubli m’effraie. Mon roman L’Oublié est le plus désespérant de mes livres. Il est resté longtemps dans un tiroir car je ne trouvais pas d’issue. Elle s’est imposée lorsque je me suis mis à comparer mon héros à un livre, dont on arrache une page, puis une autre page, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que la couverture. Cette histoire s’inspire d’une femme qui, souffrant de la maladie d’Alzheimer, ne m’a pas reconnu. Cela m’a poussé à m’interroger… Comment est-ce possible ? Une génération entière peut-elle être traversée par cette maladie ? Il arrive que des peuples ne veuillent pas se souvenir. Mes lecteurs sont souvent jeunes, alors je m’en sens responsable.

En quoi la littérature peut-elle lutter contre l’oubli ?

Il n’y a pas d’autre moyen ! Saviez-vous que ceux qui souffrent de la maladie d’Alzheimer oublient les mots, mais pas la musique ? Or seuls les mots peuvent vaincre ce destin de l’oubli. Quand des jeunes de mon village partaient à la guerre ou faire des études, on entendait leurs parents leur dire :  » N’oublie pas que tu es juif.  » Car ils allaient vers un monde étranger, susceptible de leur plaire. Un monde, ouvert et éclairé, dépourvu de toutes nos lois.  » Souviens-toi  » sont les mots figurant le plus fréquemment dans la Bible.

Avec la disparition inéluctable des rescapés d’Auschwitz, avez-vous peur de l’oubli de l’Holocauste dans l’opinion publique ?

Je ne pense pas que cette tragédie puisse être oubliée. Il s’agit de l’événement le mieux et le plus documenté de l’Histoire. J’ai peur de la banalisation, de la trivialisation de cette mémoire. On me demande souvent ce qu’il va arriver quand le dernier survivant – j’espère que ce ne sera pas moi – aura disparu. Je pose comme postulat que celui qui écoute comme témoin le devient à son tour. Les jeunes seront des témoins ; les lecteurs seront des témoins ; mes élèves deviendront des témoins et, ensuite, eux-mêmes offriront la même possibilité aux leurs, cela peut devenir une chaîne de témoignages. Quand je suis optimiste, je pense comme cela.

Vous soulignez l’importance de ne pas banaliser la Shoah. Vous avez réagi de façon virulente à la comparaison faite par certains entre les expulsions de Roms et la déportation des juifs vers les camps pendant la Seconde Guerre mondiale. Au-delà de cette comparaison, pensez-vous que la France perd un peu de son âme via sa politique sur les Roms et sur la déchéance de la nationalité ?

Je n’irai pas jusque-là. J’ai critiqué cette politique. Je suis un ancien réfugié. J’ai été apatride pendant si longtemps ; je sais ce que c’est. Il est normal que je me situe du côté des Roms. Je les défends. J’essaie de les protéger. En Israël aussi : tout d’un coup, j’apprends qu’on veut expulser 400 enfants de parents illégaux. Je m’y suis opposé tout de suite publiquement. Un père qui n’arrive pas à nourrir ses enfants, ses droits de l’homme sont violés. On les appelle des illégaux ? Un être humain n’est pas illégal. Ses actions peuvent l’être.

Vous écrivez que,  » parfois, l’homme est son propre prisonnier « . Votre héros, Shaltiel, est-il otage de son passé et de celui des siens ?

Prisonnier, peut-être ; otage, non ! Le soldat israélien Guilad Shalit et les journalistes français le sont. Mais nous n’avons pas à être otages les uns des autres. J’ai écrit la première mouture de ce roman avant l’affaire Ilan Halimi [NDLR : l’enlèvement et l’assassinat début 2006 d’un jeune juif par  » le gang des barbares « , à Bagneux, dans la banlieue parisienne]. En apprenant son sort, j’ai ressenti de la compassion pour lui et ses parents, et de l’éc£urement à l’égard de ses ravisseurs. Malgré mon expérience de vie, il m’arrive de ne pas comprendre les choses. Où est la grandeur de retenir le soldat Shalit, pendant quatre ans dans un trou fermé à la Croix-Rouge ? Y a-t-il de quoi être fier ? Nul n’est destiné à être l’otage d’autrui, sauf de la mort, qui gagne toujours. Certains se demandent si nous serions otages de Dieu ? Peut-être que nous sommes ses associés ou ses victimes, pas ses otages. C’est quelque chose de laid, d’indécent… On peut se révolter contre Dieu, mais pas contre ses bourreaux.

Parmi les bourreaux de votre livre, il y a Ahmed  » l’inculte  » et Luigi  » l’intellectuel « . Or c’est celui-ci que la victime arrive à déstabiliser. Avez-vous voulu signifier par là que l’éducation peut sauver le monde de la violence ?

C’est mon espoir. Je ne suis pas seulement écrivain ; je suis aussi enseignant, depuis quarante ans. C’est une de mes passions. Je veux célébrer l’éducation en disant que, quelle que soit la réponse essentielle aux questions essentielles de l’existence, il faut que l’éducation en soit la composante majeure. Je veux aller loin. Je veux par exemple que les éducateurs, les enseignants ou les professeurs d’université soient les  » civils servants  » les mieux payés de l’administration parce qu’ils prennent en charge ce que nous avons de plus cher, un enfant, notre enfant.

Dans votre ouvrage, un des ravisseurs dit :  » Le jour n’est pas loin où le terrorisme suicidaire sera global.  » Nous sommes en 1975. Le terrorisme jihadiste d’Al-Qaeda est-il en fait la prolongation du terrorisme palestinien ?

Oui, les premiers étaient des Palestiniens ou ceux qui défendaient la cause palestinienne.

Faites-vous une distinction entre Al-Qaeda et le Hamas palestinien ou le Hezbollah libanais ?

Non, Al-Qaeda, Hezbollah, Hamas vont plus loin que l’extrême ; ils lient leur mort à celle des autres. Ce n’est plus comme avant, le terrorisme ciblé. Où est la grandeur de tuer des enfants dans un bus ? C’est laid et minable.

Votre héros admet à un certain moment :  » La vérité de l’autre camp est aussi une vérité.  » La semaine passée ont été relancées à Washington les négociations israélo-palestiniennes. N’est-ce pas ce qui manque fondamentalement dans les relations entre Israéliens et Palestiniens : la reconnaissance que l’autre peut avoir sa part de vérité ?

Bien sûr. C’était cela le problème. Mais maintenant, je vous prédis qu’ils vont bouger. D’abord, parce qu’il est temps : il arrive un moment où cela suffit. Ensuite, parce que les négociations sont présidées par Barack Obama. Je connais un peu le président. C’est quelqu’un qui sait écouter. Il va leur apprendre aussi à s’écouter les uns les autres.

A-t-on en présence les meilleurs interlocuteurs pour aboutir à un accord ? Benyamin Netanyahou doit composer avec l’extrême droite de son gouvernement et Mahmoud Abbas est contesté par la dissidence du Hamas ?

Il n’y en a pas d’autres. On joue avec les pièces que l’on a sur l’échiquier. Bien sûr, Mahmoud Abbas, il faut le renforcer. Il est vrai que l’ennemi d’Abbas, c’est le Hamas, pas Israël. Je ne sais pas comment Israéliens et Palestiniens vont procéder. Je pense qu’il faut agir presque comme si le Hamas n’existait pas et aller de l’avant.

Pour vous, quelle forme de dialogue avec le Hamas est inconcevable ?

Impensable. Le Hamas est un groupe terroriste reconnu par tous les Etats du monde. Il faut lire la charte officielle du Hamas. Il y est écrit pas seulement qu’il faut éliminer Israël mais qu’il faut tuer les juifs.

L’Iran, ses ambitions nucléaires, son discours radical vous font-ils peur ?

Je pense qu’il faut arrêter Ahmadinejad, premier négationniste au monde, comme on a arrêté Pinochet, et l’emmener à La Haye pour l’inculper d’incitation au crime contre l’humanité. Parce que, dans ce domaine, l’incitation elle-même est un crime. C’est un homme dangereux. Il a volé les élections à son propre peuple. Ce qu’il fait à l’égard de ses citoyens montre sa vraie nature politique. Je suis convaincu que l’Europe, les Etats-Unis et Israël sont unis contre le péril nucléaire iranien.

Ecrire, est-ce une façon d’apaiser l’angoisse ?

Ce n’est pas pour ça que j’écris. C’est plutôt le sourire d’un enfant qui m’apaise. J’avoue toutefois que l’écriture peut apaiser tout en faisant sourire.

En exergue de ce livre, vous avez choisi cette phrase :  » Ah, si seulement je connaissais l’art du questionnement.  » N’est-ce pas ce que le judaïsme célèbre ?

Puisque je suis juif, oui, mais cela s’applique à l’être humain en général. Tout fait est questionnement. J’ai horreur des gens qui n’ont pas de questions, mais seulement des réponses. Les fanatiques sont d’ailleurs comme ça. J’aime tout interpeller, tout interroger en interrogeant. Chaque fois que je lis, que je vois ou que je respire, je me demande :  » Qu’est-ce que ça veut dire ?  » Par rapport à ce roman, j’espère que le lecteur trouvera ça beau ou bizarre, peu importe, pourvu qu’il ait sa réponse.

Qu’est-il impossible d’emprisonner chez un homme ?

Sa mémoire et son imagination. Or, lorsque quelqu’un est affamé et qu’on le torture par la faim, cette liberté est entravée. Ces deux entités vont toutefois au-delà de ça. A Auschwitz, c’était surtout la mémoire qui l’emportait. Quand on est désespéré d’avoir un bout de pain, il acquiert plus de valeur que le plus beau des poèmes.

Peut-on être vraiment libre après avoir connu Auschwitz ?

Oui, on peut être un homme libre car on doit l’être. Mais il faut ensuite décider de ce qu’on fait de cette liberté. Je suis libre pour célébrer, et non pas entraver, la liberté de tout le monde. La loi biblique est extraordinaire en cela. Si un esclave refuse la liberté, il est puni, parce qu’on ne peut ni la nier ni y renoncer.

La vie est-elle une éternelle partie d’échecs, y compris contre soi-même ?

J’adore les échecs, c’est le seul jeu que je sache jouer depuis que je suis gosse. Il possède une majesté et un sens de l’égalité, tant les noirs et les blancs se valent. Je le perçois comme une leçon de vie vis-à-vis de la société et de soi-même. C’est mon père qui m’a appris à jouer aux échecs, puis je les ai enseignés à mon fils. Avant, je devais faire de grands efforts pour perdre, mais aujourd’hui je dois faire de grands efforts pour ne pas perdre ! [rires]. Mon petit-fils est encore trop petit, mais la transmission sera assurée. Nous sommes tous des passeurs.

Otage, par Elie Wiesel, Grasset, 393 p. »

PROPOS RECUEILLIS, à PARIS, PAR KERENN ELKAÏM ET GéRALD PAPY

 » Il faut arrêter Ahmadinejad, premier négationniste au monde « 

 » Obama va apprendre aux Israéliens et aux Palestiniens à s’écouter les uns les autres « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire