Un étrange « péril » jaune

Depuis quelques années, des jeunes Coréen(ne)s squattent les meilleures places aux plus grandes compétitions musicales internationales. La session violon 2012 du Reine Elisabeth n’échappe pas à ce phénomène…

Elles s’appellent Soojin Han, Myung Eun Lee, Soh Yon Kim ou Sulki Yu… Avec leurs longues chevelures d’ébène, leurs visages graciles de poupées mutines où s’exprime toute la grâce de leurs 20 ans, elles incarnent, par leur audace intrigante, le mystère de l’Asie. Mais pas uniquement. L’omniprésence croissante, littéralement  » exponentielle « , des jeunes musiciennes coréennes, dans toutes les principales compétitions internationales, est une réalité déconcertante qui n’aura échappé à aucun mélomane – pas même au téléspectateur belge, cet amateur occasionnel qui, une fois l’an, se branche sur le  » Reine Elisabeth  » avec la même ferveur que sur l’Eurovision de la chanson. Laissons parler les chiffres : il y a dix ans, les Coréens atteignaient rarement la finale du Cmireb (Concours musical international Reine Elisabeth). Le raz de marée a débuté en 2003, lors d’une session de piano, et il n’a fait que prendre de l’ampleur. Cela fait trois saisons que le contingent coréen représente à lui seul un quart des participants au premier tour de l’épreuve. En 2010, ils finissaient à cinq parmi les douze finalistes. En 2011, la soprano Hong Haeren offrait à son pays la première victoire coréenne dans l’histoire du concours. Et en 2012, même tsunami : sur les 24 places de demi-finale, 6 revenaient à des violonistes de Corée (contre une seule au Japon, et deux à la Chine). Et voilà que deux Coréennes accèdent à la finale…

Comment les Coréens sont-ils devenus si performants en si peu de temps ? Par quel génie parviennent-ils désormais à battre régulièrement leurs concurrents, y compris les autres Asiatiques ? Et quel miracle sous-tend leur exceptionnel engouement pour  » notre  » musique classique, tellement différente de leurs traditions ? Voilà plusieurs années que ces énigmes taraudent Thierry Loreau, depuis son poste d’observation privilégié de réalisateur télé, spécialiste des coulisses de l’opéra et des portraits de solistes (on lui doit ceux, chaque printemps, de tous les finalistes du Reine Elisabeth). Avec son confrère Pierre Barré, Loreau a voulu en avoir le c£ur net. Tous deux sont donc partis chercher les réponses… au Levant. Intitulé Le Mystère musical coréen, leur reportage sort des sentiers battus (1). Pour n’induire ni regard ni jugement européens sur le phénomène, Loreau n’a d’ailleurs donné la parole qu’à des Coréens, promenant sa caméra dans les grandes écoles d’art de Séoul, avant de la tourner vers l’Allemagne, où nombre de musiciens parachèvent leur formation. Et pour la ramener enfin en Belgique, afin de comprendre comment ces jeunes s’acclimatent au monde occidental.

Séoul donc. Dans sa chambre étroite aux placards à papillons roses, Yu Kiung, 14 ans, sous le regard sévère d’une mère à la fois répétitrice, nutritionniste et coach sportif, dévore en vitesse quelques mandarines et crackers, avant de saisir résolument son archet pour cinq heures d’exercices quotidiens (neuf heures, les jours de congé). Des bêtes distractions d’ado (chatter sur son PC, visionner un DVD), la gamine n’en a visiblement aucune. On la suit dans ses activités extrascolaires, dans le dédale des classes de musique où de très petites menottes de 5 ou 6 ans font docilement crisser leur crin-crin. Le secret est là, avant tout, dans la capacité absolument ahurissante des Coréens d’abattre du bon boulot, sans rechigner, depuis la plus tendre enfance. Leur confucianisme y est aussi pour beaucoup, lui qui suppose en toutes choses le respect des parents et des maîtres. Discipline, donc, endurance, goût inculqué pour l’effort et la  » belle  » musique, depuis la maternelle (elle y est très  » standing « ). Et mise en concurrence permanente. Sur le plan personnel ou national, un seul mot d’ordre, en Corée : ne pas prendre de retard sur ses voisins. Qu’on soit chauffeur de bus ou claveciniste, chacun, simplement, se doit d’être le meilleur – mais sans volonté d’écraser l’autre.  » Fin des années 1990, explique Loreau, le gouvernement coréen a décidé de parier sur l’intelligence. Ainsi, il a officiellement déclaré que la culture, au XXIe siècle, serait la première richesse du pays.  » La Korean National University of Arts (K-Arts) a vu le jour dans la foulée : là, 130 professeurs entraînent 3 000 très jeunes talents triés sur le volet, minces, beaux et pas vraiment débraillés, dans quelque 92 studios propres comme un sou neuf et jusqu’à tard le soir… Le tout sous la direction d’une star du cinéma coréen. Ville de 10 millions d’habitants (dont 560 000 musiciens et artistes y recensés), la capitale de Corée du Sud dispose encore d’un autre lieu d’excellence, la Seoul National University, dont l’un des professeurs explique, le plus naturellement du monde, qu’il arrive aux étudiants qui y postulent de bosser vingt heures par jour sur leurs instruments.  » Certains, admet-il, sont quand même un peu émotionnellement épuisés. « 

Ce n’est pas pour se reposer qu’un certain nombre d’entre eux poursuivent ensuite leur écolage en Allemagne. Ces voyages  » initiatiques  » en Europe servent à  » ressentir  » la culture de pays berceaux de cette musique qu’ils jouent si bien. A Munich, les jeunes Coréens apprennent immédiatement la langue allemande (ils ne sont pas à une difficulté près !), et à se défaire d’une présence du maître qui leur lie encore un peu les ailes…  » Le plus dur pour eux semble d’exercer leur indépendance. Ils n’ont pas l’habitude de décider par eux-mêmes « , constate Loreau.

Humeurs et saisons

Mais le reportage souligne aussi que la fréquence de ces séjours à l’étranger diminue. Les meilleurs professeurs internationaux de musique (dont beaucoup de Japonais) viennent désormais enseigner directement en Corée. Présentes dans le documentaire, deux des violonistes passées (facilement) en demi-finale du Cmireb 2012 (Hyun Su Shin, 25 ans, et la très jolie Bomsori Kim, 23 ans), n’avaient d’ailleurs jamais mis le pied en Europe avant d’arriver en Belgique pour le concours…

 » Nous avons relevé 16 raisons distinctes qui expliquent le succès des Coréens, ajoute Loreau. Certaines, mises en avant par des professeurs de la K-Arts, sont assez surprenantes, comme leur sensibilité particulière à des climats saisonniers très marqués, ce qui influencerait leur tempérament musical…  » A noter, aussi, la similarité des langues coréenne et italienne et une  » excellente forme buccale  » (pour les chanteurs, du moins), une hygiène de vie bien plus présente qu’en Occident, une pratique de la méditation et du yoga… Sans oublier une ouverture au monde particulière, un caractère heureux et jovial –  » ce qui manque un peu aux Japonais « .

Si le système coréen paraît  » sans faille « , il est pertinent de se demander ce que cette société réserve toutefois aux moins bons.  » Ce sera l’objet d’un autre documentaire, assure Loreau. Nous aussi voudrions savoir ce qu’il advient de ceux qui, en Corée, ne sont pas les meilleurs, et de ceux qui atteignent les dernières marches du Reine Elisabeth sans aller plus loin…  » Si le mystère n’est donc pas entièrement levé, la réalité de l’accession des Coréens aux premières loges musicales est indéniable. Elle suscite encore toutefois des préjugés, que la soprano Sunhae Im invite chacun à dépasser. A commencer par les directeurs de certaines maisons d’art lyrique, qui rechignent parfois à confier à des Coréen(ne)s des rôles écrits pour des Européens. Ce n’est pas le cas de la Monnaie : en avril dernier, Sunhae Im incarnait Dorinda dans l’opéra de Haendel Orlando. Pour le plus grand bonheur du chef gantois spécialiste du baroque René Jacobs, qui voit en ces artistes capables d’allier finesse orientale et musique occidentale des interprètes tout simplement… parfaits.

(1) Le documentaire est programmé sur La Deux, le 19 mai à 23 h 20 et le 27 mai à 21 h 40.

VALÉRIE COLIN

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