Tutus tuants

A la Monnaie, dans une mise en scène du surdoué Krzysztof Warlikowski, Barbara Hannigan prête corps et voix à une Lulu d’Alban Berg très (trop ?) dansante.

Lulu, à la Monnaie, à Bruxelles, jusqu’au 30 octobre.

www.lamonnaie.be

Un ours, un lion, une panthère, un grand singe… Le rideau se lève sur quelques mammifères figés grimaçants, prisonniers d’une cage en verre. Alban Berg (1885-1935), par la voix d’un dompteur de cirque, annonce dans son prologue l’entrée en piste de Lulu, créature prétendument séductrice et maléfique, un  » terrible danger, bien plus redoutable que les fauves « … Et voilà qu’une ballerine impubère, pas plus menaçante qu’une plume, se porte au-devant des spectateurs ! Le serpent venimeux, la future prostituée, c’est elle, petit félin blond en tutu et jogging, fatale en raison de sa charge érotique qui, telle celle de nombreuses Lolita, pousse les hommes à la folie… Des fillettes et des jeunes ados, il en viendra ensuite beaucoup d’autres, sur scène, énigmatiques comme on l’est à 12 ans, mutines, curieuses, sérieuses, et toutes diaboliquement porteuses de grâce : encore une fois, le Polonais Krzysztof Warlikowski, rénovateur du langage théâtral européen, a truffé sa mise en scène de demoiselles nubiles. Comme dans Macbeth monté à la Monnaie en 2009, ces enfants, qu’il nomme les  » héros sans voix de l’opéra « , dégagent une force fragile qu’il lui plaît de montrer, parfois jusqu’à l’obsession. On ne s’étonnera donc pas de les voir alanguies un peu partout et tout le temps, sur des vidéos, dans leurs lits d’orphelines, derrière un rideau d’où ne dépassent que leurs jolis mollets animés et synchrones, ou dans la fameuse cage vitrée, qui sert décidément à plein de choses obscures – ménagerie, salle de danse, atelier d’artiste, lupanar, lieu de quelques meurtres et suicide.

En écho à une histoire douloureuse

Sauf qu’ici l’omniprésence de ces très jeunes filles et garçons (une trentaine d’élèves de la Koninklijke Balletschool d’Anvers) rappelle un élément de la vie de Berg qu’il est bon de connaître, avant de plonger dans cette pièce pas simple, longue de près de 4 heures (deux pauses comprises). A 17 ans, le compositeur a en effet conçu une enfant, Albine, avec l’une des domestiques familiales, Marie, qui a le double de son âge. Pour éviter, dans la Vienne hypocrite et bourgeoise du début du XXe siècle, le scandale lié à cette naissance, la mère du jeune homme s’emploiera à la cacher. Alban ne rencontrera sa fille qu’une seule fois. Il en nourrira vraisemblablement une forte culpabilité, qui expliquerait, selon certains musicologues, pourquoi l’artiste n’a pas réussi à achever l’orchestration de son £uvre avant sa mort. Les petits figurants de Warlikowski hantent sa mise en scène, comme les remords, peut-être, l’esprit du compositeur…

En écho de sa propre histoire douloureuse, Berg fait aussi de sa Lulu, son ange déchu doté d’un pouvoir démoniaque sur la gent masculine, une enfant sans parents qui aspire à devenir  » étoile « . En la montrant plus victime que manipulatrice, plus innocente qu’ensorcelante, Warlikowski choisit de l’immerger dans un rêve de pureté, l’imbibant totalement de l’univers virginal du ballet classique, lui aussi saturé, en général, d’ados en quête d’absolu – et plus encore depuis le succès du récent film The Black Swan, avec Natalie Portman et Mila Kunis. Des entrechats, des grands écarts, des fouettés, des jetés-battus, des projections vidéo de chaussons géants, sensuels comme des brioches bien chaudes, des (dé)laçages de bustiers blancs ou noirs, des ballerines qui ondulent sur leurs pointes dans un silence tel qu’on entend leur respiration, il n’est question que de danse, ici. Mais trop de tutu tue le tutu. Si l’on reste béat devant le talent polymorphe de l’excellente soprano canadienne Barbara Hannigan, capable de chanter Lulu dans des positions acrobatiques (et des tenues très mini-mini), la valse continue des jupons de tulle fluo, pastel ou framboise finit par lasser.

D’autant que le décor années 1950 n’évolue guère durant les trois actes (magnifiques éclairages, en revanche !) et que la musique, écrite sur une base dodécaphonique (et habilement menée sous la baguette de Paul Daniel), reste d’une écoute éminemment  » difficile « . Même si l’on ne bat jamais la mesure d’un doigt (impossible, avec ces changements de temps si déroutants !), même si l’on ne rit nullement face au destin de Lulu (qu’y a-t-il de plus triste, en effet, qu’une fille de joie ?), ce spectacle reste un chef-d’£uvre de conception théâtrale, une épure où chaque mouvement, chaque objet, chaque costume, chaque son s’avère pensé, pesé et calibré au plus juste par plusieurs centaines de collaborateurs. Tout y est admirable, irréprochable, mais que le temps, parfois, semble long.

VALÉRIE COLIN

Des projections vidéo de chaussons géants, sensuels comme des brioches bien chaudesà

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