Turner, du classicisme à son exact opposé

Guy Gilsoul Journaliste

La National Gallery ne se contente pas de nous montrer des ouvres (peintures, aquarelles et dessins) du génial paysagiste anglais. Elle confronte aussi l’ouvre à celle de son maître en lumière, Claude Gellée, dit le Lorrain.

Rien ne prédisposait William Turner à devenir peintre et surtout pas paysagiste. Son père barbier et perruquier tient boutique dans une rue étroite de Londres, à quelques mètres du grand marché aux légumes. Aucune vue. Beaucoup de bruit. Sa petite s£ur meurt à 8 ans et précipite sa mère dans une dépression dont elle ne se remettra jamais. L’ambiance est pesante. Turner dessine. Et dessine encore. Les feuilles s’accumulent, les carnets se remplissent. Son père l’encourage, le protège. Il le fera toute sa vie. Il expose même les tout premiers essais du gamin dans sa vitrine. C’est ainsi qu’à 14 ans Turner entre dans la très réputée Royal Academy alors dirigée par l’un des grands peintres du XVIIIe siècle anglais, sir Joshua Reynolds. Un an plus tard, une de ses aquarelles est déjà exposée lors de l’exposition annuelle de l’institution. A 21 ans, en 1796, il y présentera sa première peinture à l’huile aussitôt remarquée.

Qu’a-t-il appris ? D’abord, les leçons de Thomas Malton qui lui inculque l’art de l’aquarelle dans la tradition des topographes du XVIIIe siècle. Soit une esthétique qui, grâce à la maîtrise du tracé, de la perspective, de la composition et des répartitions d’ombres et de lumières, livre un ensemble architectural, une image aussi claire qu’ordonnée. Ensuite, celles des maîtres du passé et particulièrement des peintres du classicisme comme Nicolas Poussin qu’il découvre dans les collections privées de ses premiers acheteurs. Car, très vite, Turner trouve des protecteurs auprès de l’aristocratie londonienne. C’est l’époque où, comme le peintre français précité, il peint des sujets comme le recommande, du reste, la hiérarchie des genres prônée par la Royal Academy.

Au fil des mois cependant, on le devine, le paysage, alors considéré comme un sous-genre, prend de plus en plus d’importance. Pourquoi ? Durant toute son enfance, des oncles et des cousins l’emmènent souvent en voyage dans la campagne anglaise, dans le Middlesex, du côté d’Oxford ou encore le long des côtes du pays de Galles ou au creux des gorges de l’Avon. Il aime marcher. Le voilà dans les Alpes. Mais c’est en Angleterre, une fois encore chez un de ses collectionneurs, qu’il découvre son maître : Claude Gellée, un Lorrain installé à Rome depuis 1625 dont les vues nimbées d’une lumière irradiante venue des fonds le fascinent. Comme lui, le peintre français aime la perspective et l’architecture, mais comme les Vénitiens, Claude Lorrain goûte aux plaisirs du soleil quand, avec la complicité des brumes et des brouillards, il caresse les surfaces de pierre. Comme lui, il dessine sur le motif. Peu après, Turner achète une maison au bord de la Tamise et travaille sur un petit bateau ou le long des rives, directement à l’huile sur de petites surfaces de bois ou sur des toiles blanchies de grandes dimensions. Cependant, le plus souvent, et contrairement à ses contemporains qui, dans la nature, privilégient l’aquarelle, il revient au crayonné,  » quinze fois plus rapide « , explique-t-il. Çà et là, il lui arrive aussi de les annoter afin de se rappeler ici une couleur, là une impression. Mais surtout, il mémorise. Dans un de ses tableaux, Hannibal traversant les Alpes, le ciel qu’il peint est celui d’une tempête survenue dans le Yorkshire… huit ans auparavant ! Car, en définitive, tout se passe finalement dans la solitude de l’atelier. Au fil des ans, c’est bien là que Turner passe le plus clair de son temps, accordant de moins en moins d’importance aux mondanités. Il ne soigne pas sa personne. Ni l’apparence de son atelier peu à peu gagné par la poussière et l’humidité. On le dit peu sociable, irritable, difficile en affaires. Il se méfie, se livre peu (sauf à quelques amis, comme lui artistes ou poètes, comme Ruskin). En fait il a bien du mal à s’exprimer en public. Sa parole est confuse, hésitante. Mais quand il ne travaille pas, il lit. Beaucoup, et parfois même, compose des poèmes. Parallèlement, son £uvre s’inscrit davantage dans le droit fil du romantisme. Il aime l’extrême quand la nature ou l’accident se déchaîne rappelant ainsi à l’homme la puissance de la nature : la neige et la glace, les tempêtes, les naufrages, les éruptions volcaniques. Quand le feu ravage l’abbaye de Westminster, il est là, le crayon à la main. Il retournera quatre fois en Italie entre 1819 et 1840. Venise l’encourage à hausser les coloris et oser les éclats de jaunes vifs qui vont choquer le public anglais. A Rome, il mesure enfin combien le classicisme, sa lumière cristalline et ses compositions orthogonales ne lui conviennent plus. Au fil des ans, la couleur s’affole, l’écriture s’emporte, l’espace tourbillonne. A sa mort en 1852, il laisse dans son atelier 320 tableaux et 19 000 aquarelles.

Turner inspired. In the Light of Claude. National Gallery, à Londres, jusqu’au 5 juin. www.nationalgallery.co.uk

GUY GILSOUL

Une £uvre qui se situe dans le droit fil du romantisme

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