Tunisie: le cimetière démocratique

Il fut un temps où les démocrates européens refusaient de prendre leurs vacances dans l’Espagne de Franco. Il fut un temps, beaucoup plus récent, où, avant d’étrangement se raviser, notre ministre des Affaires étrangères affirmait qu’il n’irait pas skier dans les montagnes autrichiennes. Mais qui, aujourd’hui, hésite à se dorer sur les plages tunisiennes? Or la Tunisie est assurément devenue une des dictatures les plus dures et les plus sournoises que l’on connaisse, l’une des plus « proches » de chez nous également, et ce ne sont pas les plages ensoleillées d’Hammamet, la douceur de vivre de Sidi Bou-Saïd ou l’extraordinaire statut de la femme, dû à Bourguiba, qui y changent quelque chose.

Le 30 avril dernier, la cour d’appel de Tunis jugeait trois opposants sortis tout récemment de la clandestinité. Leur crime? Avoir fondé un parti politique, avoir diffusé de « fausses nouvelles », avoir tenu des réunions non autorisées, etc. En un mot comme en cent, il leur était reproché de vouloir faire vivre la démocratie et de ne pas avoir fait acte d’allégeance au président Ben Ali, comme l’ont fait presque tous les partis « officiels » d’opposition… Nous étions quelques-uns, venus de l’étranger, pour suivre ce procès. Ce fut édifiant. En février dernier, Hamma Hammami et ses camarades avaient été condamnés en première instance à des peines extrêmement lourdes, sans que leurs avocats puissent consulter le dossier, sans qu’ils puissent plaider. Ils ont été incarcérés dans des conditions qui ne correspondent pas aux exigences minimales de la dignité humaine. Les rencontres entre avocats et prévenus se déroulaient dans une pièce attenante au bureau du directeur de la prison, sans la moindre garantie – et le mot est faible – de confidentialité.

Le procès du 30 mars fut une triste parodie. Il avait été veillé à ce que l’audience ne soit publique qu’en apparence. Le Palais de justice était encerclé par les forces de l’ordre et seuls ont pu entrer – non sans mesures vexatoires – les observateurs étrangers. Par contre, les citoyens et les opposants tunisiens n’ont jamais eu le droit d’approcher la salle d’audience. Une fois les observateurs étrangers entrés dans la salle, les forces de l’ordre en ont profité pour tabasser l’un ou l’autre opposant. L’une des avocates des prévenus a même été jetée au sol et frappée à son tour. Le procès a duré une journée entière dans une salle où des policiers, en uniforme ou en civil, veillaient. Les droits de la défense ont en apparence été respectés. Cela ne posait guère de problème dès lors que le président Ben Ali avait l’absolue garantie qu’il n’en serait fait nul écho dans la presse tunisienne. Les avocats de la défense purent plaider longtemps. Ils le firent avec courage. Ils démontrèrent notamment que les « témoignages » à charge figurant au dossier – et d’ailleurs rétractés – avaient été obtenus sous la torture. Manifestement, le procédé est banalisé dans la Tunisie d’aujourd’hui. Il fait à ce point partie des moeurs que ni le président de la cour d’appel, ni le représentant du ministère public n’ont jugé utile de s’émouvoir ou de démentir pareille affirmation.

Les avocats ont plaidé en vain. Nul n’a songé, un instant, à répondre à leurs arguments. Ils avaient à peine fini leurs plaidoiries que la Cour se retirait pour, dans la nuit même, condamner Hamma Hammami à trois ans de prison. Nous n’avions assisté qu’à un sinistre farce, une déplorable mise en scène, un dialogue de sourds dont toutes les répliques et le dénouement étaient connus avant même que les débats ne commencent.

Cette affaire n’est pas isolée. Tout récemment, les autorités tunisiennes ont laissé mourir un détenu islamiste qui faisait la grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention… Le vice-président du tribunal de première instance de Tunis, Mokthar Yahyaoui, a été démis de ses fonctions pour avoir publiquement fait grief au président Ben Ali du manque d’indépendance de la justice. Il lui est aujourd’hui interdit de quitter le territoire national… Les clients qui veulent accéder au cabinet de l’avocat Moktar Trifi, président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, sont interpellés par des policiers, postés en permanence devant son cabinet, qui leur demandent les raisons de leur visite et qui leur expliquent qu’ils seront mieux défendus par des avocats plus proches du régime, etc.

La justice est un extraordinaire baromètre de l’état d’une démocratie. Or la démocratie en Tunisie n’existe pas. Il suffit de savoir que le président Ben Ali organise un référendum à la seule fin de modifier la Constitution et d’en faire disparaître la disposition qui l’empêchait d’être indéfiniment réélu à la présidence de la République. Profitant de l’occasion, il veille à ce que désormais la Constitution tunisienne rende impossibles des poursuites présentes ou futures contre lui-même. Le général Pinochet en avait jadis fait de même au Chili. Puisse notre ministre des Affaires étrangères avoir, à l’égard du président tunisien, la même fermeté que celle dont il avait fait preuve à l’égard de l’ex-dictateur chilien. Ceci est d’autant plus nécessaire que le président Ben Ali, lui, n’a pas fini de nuire…

A y regarder de plus près, le soleil tunisien paraît bien voilé, la douceur de Sidi Bou-Saïd bien amère, et les plages d’Hammamet ne peuvent occulter le cimetière démocratique qu’est aujourd’hui ce pays…

Les textes de la rubrique Idées n’engagent pas la rédaction.

par Marc Uyttendaele , avocat

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