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TRUMP : LES GÉNÉRAUX AU POUVOIR

Fasciné par les hommes d’action, Donald Trump s’entoure d’un trio de hauts gradés plus habitués aux champs de bataille qu’aux finesses politiques. Un mélange détonant, qui pourrait annoncer des surprises.

Washington est toujours KO. Deux mois après le séisme politique du 8 novembre, les habitants de cet  » Obamaland « , où 9 électeurs sur 10 ont voté démocrate (et 4 % seulement, en faveur du candidat républicain), acceptent mal que, le 20 janvier 2017, le milliardaire new-yorkais marche sur le Capitole et la Maison-Blanche comme César entrant dans Rome. A  » J – 7 « , lors d’une pendaison de crémaillère où 100 % des invités noient leur dépit dans du mousseux, Fred, l’un d’eux, résume :  » Tout cela sent mauvais et pourrait mal finir… Le pays est polarisé comme jamais, le Parti républicain est en guerre contre lui-même, Trump est inapte au job, et Mike Pence, le vice- président catholique ultraconservateur, croit que Dieu a créé la Terre, les mers et toutes les espèces qui l’habitent… Sûr que les Russes doivent se frotter les mains !  » Au-delà du district de Columbia,  » DC « , capitale des Etats-Unis, le slogan du nouveau président –  » Make America great again  » – ne semble guère convaincre : seulement 44 % des Américains approuvent la façon dont le magnat de l’immobilier et son équipe ont géré la transition depuis deux mois. En son temps, Bill Clinton, au même stade, avait été intronisé avec 68 % d’approbation ; George W. Bush, avec 61 % ; Barack Obama, avec 83 %.  » Sans doute les critiques de Trump contre la CIA en ont déstabilisé plus d’un, commente, sous le couvert de l’anonymat, le patron d’une société de cybersécurité basée en Caroline du Sud. Un président qui attaque ainsi le coeur de l’Etat, c’est du jamais-vu.  »

Non moins renversante est la composition de son administration : beaucoup de milliardaires, peu de femmes et, surtout, un nombre record de généraux. Jamais, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la direction du pays n’avait compté tant de militaires à des postes si élevés. Est-ce dû à l’admiration sans bornes qu’il voue au général Patton (voir l’encadré page 65) ? Trump a en tout cas promu trois  » durs à cuire « , tous vétérans des théâtres d’opérations des dernières décennies, qu’il s’agisse de l’invasion de la Grenade (1983), de l’intervention en Afghanistan (2001-2014) ou des deux guerres d’Irak (1991 et 2003).

Voici les généraux (à la retraite) des marines James Mattis et John F. Kelly désignés le premier à la tête du Pentagone, le deuxième aux commandes du Department of Homeland Security (ministère de la Sécurité intérieure). Quant au lieutenant général Michael T. Flynn, issu des rangs de l’US Army, il est propulsé au poste hautement stratégique de conseiller à la sécurité nationale auprès du président. Sans oublier deux autres nouveaux arrivants à la Maison-Blanche : le sulfureux et droitier Steve Bannon, qui a servi dans les années 1980 dans l’US Navy, et Keith Kellogg, un vétéran du Vietnam désormais sous les ordres de Flynn. Bref, l’entourage de Trump ne manque pas de testostérone. Or, chacun de ces hommes exprime des priorités différentes. Flynn pense à Daech du matin au soir, mais Kelly estime que la principale menace vient des organisations criminelles d’Amérique centrale, susceptibles, selon lui, de faire un jour la  » jonction  » avec le terrorisme islamiste.

Chien fou… pondéré

Par son prestige immense, James Mattis surclasse tous les autres. Son ascendant s’exerce même sur le président. Alors que, pendant sa campagne, Trump s’est déclaré favorable à la torture, Mattis, qui s’y oppose catégoriquement, a recadré les choses.  » Cela nous délégitime et ne donne aucun résultat, a-t-il expliqué récemment. Donnez-moi un pack de bière et un paquet de cigarettes et j’obtiendrai mieux. Avec les prisonniers, on va plus loin en se montrant humain.  » Trump s’est dit  » impressionné  » par cette prise de position. Conclusion de Frances Burwell, experte en relations internationales au sein de l’Atlantic Council, un think tank situé à quelques centaines de mètres de la Maison-Blanche :  » La bonne nouvelle, c’est que le président semble capable de changer point de vue.  »

Surnommé  » Mad Dog  » (Chien fou) en dépit d’un caractère pondéré, James Mattis est l’homme qui, parmi tant de faits d’armes, est entré dans Bagdad à la tête de la 1re division des marines en 2003 avant de remporter les deux batailles de Falloujah. Célèbre pour ses aphorismes ( » Soyez polis, soyez professionnels, mais soyez prêts à descendre tout le monde  » ;  » Utilisez votre cerveau avant votre arme  » ;  » Au fond, c’est chouette de buter des mecs qui tabassent leur femme parce qu’elles refusent le voile « ), ce stratège sait parler le langage des marines comme celui de l’Académie des lettres. Sa bibliothèque personnelle compte en effet 6 000 ouvrages… Jamais il ne se déplace sans les Pensées de l’empereur philosophe Marc Aurèle (121-180). Et, avant chaque campagne militaire, il avait coutume de recommander des lectures à ses troupes.  » Les livres m’ont préparé à toutes les situations « , dit ce  » moine-soldat  » (un autre de ses surnoms), célibataire adulé par les combattants. Ceci explique en partie cela : patron du Central Command (centre de commandement des opérations militaire au Moyen-Orient) à partir de 2010, il a toujours mis un point d’honneur à rendre visite aux parents des marines tombés au combat. Enfin, d’un point de vue stratégique, Mattis préconise la plus grande fermeté à l’égard de l’Iran. Il était dans un tel désaccord avec l’administration Obama, obstinée à conclure un accord nucléaire avec Téhéran, qu’il a opté pour la retraite en 2013.

Quatre ans plus tard, la promotion d’un général au Pentagone n’a rien d’anodin. Avant Mattis, seul le général George Marshall avait occupé cette fonction, en 1950-1951. Or, hier comme aujourd’hui, cela revient à remettre en question la primauté des civils sur les militaires. Une loi datant de 1947 requiert un délai de sept ans avant qu’un officier retraité puisse diriger le Pentagone. Comme pour Marshall, les sénateurs ont donc adopté une dérogation afin d’avaliser Mattis.  » Ils ont bien fait, estime, dans son bureau de Washington, l’historien de la chose militaire Eliot A. Cohen. Avant de voter la dérogation, c’est lui que les sénateurs ont consulté. Non seulement Mattis est un type bien, poursuit-il, mais Trump pose de plus un véritable problème « , soupire-t-il (voir l’interview page 68). A l’entendre, Mattis serait le garde-fou du président…

De fait, le milieu militaire, passablement écarté du centre névralgique du pouvoir sous Obama, semble reprendre du poil de la bête. Comme en témoigne la réaction de l’ancien marine Seth Lynn, qui dirige Veterans Campaign, une ONG versée dans le recyclage des ex-combattants dans le civil.  » Pour nous, Mattis est une légende. Un copain a même baptisé sa fille Mattis. Certes, c’est son deuxième prénom, mais ça vous donne une idée « , dit cet ancien de l’Irak, tondu comme à la guerre. Selon lui, il n’y a rien d’étonnant à ce que 2  » vet’  » sur 3 aient voté pour Trump en novembre.  » Il est le seul à s’être adressé aux 21 millions d’anciens militaires. Le simple fait qu’il nous ait nommés nous a touchés. Ni Obama ni Hillary n’ont jamais eu cette attention. Maintenant, avoir deux marines – Mattis et Kelly – au gouvernement, c’est la cerise sur le gâteau…  »

Si la nomination de John F. Kelly à la tête du département de la Sécurité intérieure fait, elle aussi, l’unanimité parmi les républicains et les démocrates, celle de Michael T. Flynn fait, en revanche, couler beaucoup d’encre (mais ne requiert pas la confirmation du Sénat). Seul des trois hauts gradés à avoir fait campagne pour Donald Trump – il est allé jusqu’à scander  » Lock her up ! (enfermez-la)  » à propos de Hillary Clinton – , il est ouvertement prorusse et, dit-on, exclusivement obsédé par l’islam.  » Dingo « , le surnomment certains. La preuve ? Au début de novembre, il alimente sur Twitter l’affaire du  » Pizzagate « , relayant une rumeur bidon selon laquelle une pizzeria de Washington abriterait un réseau pédophile lié au camp Clinton ! Un mois plus tard, la rumeur du Net manque de faire de gros dégâts : un déséquilibré débarque dans l’établissement incriminé et menace les clients avec une arme à feu. Désarmé à temps, le névrosé dort aujourd’hui en prison. Le fils de Flynn, grand promoteur de la rumeur, a dû être écarté de l’équipe de la Maison-Blanche, où il devait initialement conseiller son père… Aux yeux de certains, cependant, les états de services du  » Dingo  » ne sont pas si mauvais. En Afghanistan et en Irak, il a, dit-on, considérablement amélioré la collecte des informations sur le terrain. En revanche, à la tête du renseignement militaire, à la Defense Intelligence Agency (DIA), son style de management, brouillon et partisan, a conduit à son licenciement par Barack Obama, en 2014. D’où, paraît-il, une grande amertume et son ralliement à Trump.  » Je connais bien Flynn, confie le colonel Larry Wilkerson, qui fut longtemps le chef de cabinet de Colin Powell. Il ne possède ni le tempérament ni les capacités intellectuelles pour ce poste.  »

Un officiel du Pentagone, qui a longtemps travaillé avec Michael Flynn et qui l’apprécie, avance une autre version :  » En fait, Michael est victime d’une guerre des services. Il n’a cessé de dire à la Maison-Blanche que le terrorisme islamiste représentait la menace n° 1, mais l’administration Obama ne voulait pas entendre ce discours. De plus, selon lui, le renseignement américain repose trop sur l’open data (le recueil d’informations sur Internet et leur analyse) et pas assez sur les agents de terrain. Cette fois, ce sont les services du renseignement qui n’ont pas aimé… Flynn est comme ça. Il met les pieds dans le plat, mais il n’est pas fou.  »

600 milliards de dollars de budget

Deux questions se posent à ce stade. La première : les hommes d’action de Trump réussiront-ils leur reconversion dans le civil ?  » Certes, le général Eisenhower est devenu un bon président entre 1953 et 1960. Mais prendre d’assaut une colline ou Falloujah n’est pas la même chose que gérer le programme de protection sociale des soldats « , pointe, sous le couvert de l’anonymat, l’analyste d’un think tank washingtonien, Heritage Foundation, proche des républicains. La seconde : parmi ces trois gradés au caractère bien trempé, qui ne sont pas amis, lequel aura l’oreille de Trump ? Sur le papier, le  » moine-soldat  » James Mattis est en position dominante.

Avec un budget de près de 600 milliards de dollars (570 milliards d’euros), 1,3 million de militaires actifs, 700 000 civils et 800 000 réservistes, le chef du Pentagone dirige un  » monstre  » dix fois plus puissant à tous points de vue que celui de John F. Kelly, à la tête de  » Homeland  » (Flynn, lui, ne dispose ni de budget ni de personnel). Autre pouvoir considérable du secrétaire à la Défense James Mattis : sans son feu vert, le président ne peut pas appuyer sur le bouton nucléaire (le vice-président, lui, n’est pas consulté). A cette aune, il est le deuxième personnage de l’Etat.

De son côté, Flynn possède l’atout de la proximité. A la Maison-Blanche, le conseiller national à la sécurité rencontre en effet le président deux fois par jour en tête à tête. Il coordonne toutes les informations qui remontent des agences, il les filtre, puis il transmet des synthèses au chef de l’Etat.  » Cela lui confère une influence extraordinaire, reprend le colonel Larry Wilkerson. A moins, bien sûr, que, à l’instar de Ronald Reagan, Trump décide de ne pas tenir compte de son National Security Advisor et d’en changer tous les ans pour le neutraliser.  » On n’en est pas là : au contraire, un ancien officier supérieur de la CIA voit déjà s’affirmer l’influence néfaste de Flynn :  » Parmi les absurdités publiées par Trump sur Twitter, beaucoup semblent hélas inspirées par cet incompétent.  »

Sur les rives du Potomac, les ambassadeurs européens, eux aussi alarmés par les déclarations de Trump, notamment sur l’éventuel désengagement américain de l’Alliance atlantique, tentent de déchiffrer le nouveau paysage politique, pour le moins nébuleux. L’un d’eux, mi-amusé, mi-sérieux, observe :  » Donald Trump, c’est Tony Soprano, le parrain misanthrope de la série télé. Il a la mentalité d’un mafieux du New Jersey (Etat voisin de New York, réputé corrompu). Pour prendre des décisions, il réunit sa famille, écoute l’avis de sa fille Ivanka, un ex-mannequin devenu businesswoman, et de son gendre Jared Kushner, un magnat de l’immobilier. Puis, finalement, il tranche seul. A l’instinct…  » Alors que  » Tony Soprano  » entre dans Washington, tout le microcosme, les républicains comme les démocrates, retient son souffle. Et le monde entier avec lui.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL, AXEL GYLDÉN

 » Sans doute les critiques de Trump contre la CIA ont-elles déstabilisé plus d’un Américain  »

 » Pour nous, Mattis est une légende. Un copain a même baptisé sa fille Mattis  » Un ancien marine

Un ancien officier supérieur de la CIA voit déjà s’affirmer l’influence néfaste de Flynn,  » cet incompétent  »

 » La proximité avec Donald Trump à la Maison-Blanche confère à Michael Flynn une influence extraordinaire  »

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