» Trouver un sens à ce que nous vivons « 

De son ami Matthieu Ricard il a la gentillesse non feinte et le goût pour la méditation. Christophe André, c’est un peu le  » sage  » de la psy française, l’apôtre tout sauf béat de la thérapie comportementale aux résultats concrets. Son dernier ouvrage, Et n’oublie pas d’être heureux. Abécédaire de la psychologie positive, déploie, avec plus de maturité, ce qui fait son succès depuis quinze ans : écriture limpide, sens de la pédagogie, arguments scientifiques et récits autobiographiques. Dans un pays qui ne jure que par le bonheur mais ne cause que du malheur, les préceptes de ce psychiatre parisien éclairent notre ciel de sinistrose.  » Si l’on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande pièce en serait la salle d’attente « , écrivait Jules Renard. A lire et à écouter Christophe André, on se dit que l’écrivain est juste né trop tôt.

Le Vif/L’Express : Depuis Saint-Just, l’idée du bonheur n’est plus vraiment une idée neuve, mais c’est devenu une idée fixe. Comment l’expliquez-vous ?

Christophe André : Avant de vous répondre, une remarque : je pense que, si l’on faisait le calcul, on trouverait plus d’ouvrages sur le bonheur au XIIIe siècle qu’aujourd’hui ! Mais la grande différence est que notre rapport au bonheur a changé, parce que le bonheur lui-même s’est démocratisé. Les traités des stoïciens et des épicuriens s’adressaient à une élite. Ce qu’ont apporté les révolutions française et américaine, c’est l’idée que tout humain a droit au bonheur. Dans le préambule de la déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, les trois droits fondamentaux évoqués sont les droits à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur. Ce dernier devient ainsi une aspiration à laquelle chacun peut prétendre. Mais, dès l’instant où tout le monde y a droit, les élites trouvent le bonheur moins noble, et se mettent à traiter de nigaud celui qui en parle. L’autre nouveauté est que, depuis quinze ans, nous disposons de plus en plus d’études prouvant que le bonheur est bon pour la santé. Nos deux grandes obsessions contemporaines, le bonheur et la santé, se trouvent donc réunies !

Aujourd’hui, les  » pathologies du moi  » ont remplacé les  » névroses de culpabilité « , disent vos confrères. A chaque époque ses troubles ?

Absolument, les interactions entre psychologie, psychiatrie et société sont constantes. Prenez la psychanalyse. Elle s’est construite sur la modélisation de l’hystérie de conversion, incarnée par ces femmes que Charcot exhibait à la Salpêtrière (NDLR : un hôpital de l’Assistance publique, à Paris) et dont les problèmes psychologiques se traduisaient par des pseudo-cécités ou des pseudo-paralysies. Leurs troubles étaient typiques des sociétés très répressives, qui refoulaient les pulsions et les émotions, sur le modèle victorien. Quand le sexe s’est libéré et que la condition de la femme a évolué, ces modèles théoriques sont devenus moins opérants. Dans les années 1970, cette société répressive n’avait pas encore tout à fait disparu. Il fallait honorer sa place, être bon père, bon travailleur, ne pas décevoir les autres. Désormais, ce que mettent en avant les individus en consultation, c’est la non-reconnaissance :  » Je n’ai pas été respecté au bureau « ,  » mon conjoint s’est payé ma tête pendant des années « …

Le défi est d’arriver non plus à  » tenir sa place  » mais à  » trouver sa place  » ?

C’est cela. La souffrance est la même, mais elle s’exprime différemment. Prenez encore la question de l’estime de soi. Descartes en parle, Rousseau en parle, mais le sujet prend réellement de l’importance à partir des années 1980 avec le libéralisme, qui impose aux individus d’apprendre à se vendre. Auparavant, on n’avait pas besoin d’entretien d’embauche pour travailler puisque l’on passait toute sa vie au même endroit et que l’on connaissait tout le monde dans son environnement proche. La notion d’estime de soi n’était pas décisive dans une trajectoire existentielle, donc ne causait pas de souffrance. Il en va de même avec l’anxiété sociale, ou la timidité. A partir du moment où la performance sociale devient primordiale, il faut séduire – de nouveaux voisins, de nouveaux amis, de nouveaux collègues de travail, de nouveaux partenaires. Si on n’est pas persuadé d’avoir un minimum de valeur, les échecs peuvent mettre hors circuit. Chaque fois qu’une société change, elle révèle des souffrances ou des limitations, qui étaient silencieuses auparavant.

Les thérapies comportementales et cognitives (TCC), dont vous êtes l’un des représentants, sont-elles plus adaptées que la psychanalyse aux maux de l’époque ?

Je ne dirais pas cela ; opposer les deux est très français, d’ailleurs. Dans la plupart des pays, la psychanalyse s’est adaptée. Le problème est qu’en France elle s’est déconsidérée toute seule en se rigidifiant et en postulant qu’elle reposait sur des vérités éternelles. En Suisse ou en Belgique, elle est entrée dans le paysage et figure aux côtés des autres thérapies – systémiques, comportementales, etc. Je suis ravi que toutes ces voies existent.

Etre soi-même anxieux lorsqu’on soigne et que l’on écrit des livres pour les anxieux, est-ce une chance ou un boulet ?

Une chance, si on fait ce qu’il faut ! Mes patients sentent que j’ai moi-même travaillé sur mes tendances anxieuses et dépressives, et cela les aide. Je n’hésite d’ailleurs pas à faire ce que l’on appelle de la  » révélation de soi « , en consultation ou dans mes livres. Cette technique constitue un outil très puissant de soutien psychologique pour les patients, à condition de respecter deux conditions : la révélation doit être un ingrédient et non pas le composant principal du plat (la thérapie). Et il faut parler de soi seulement lorsque l’on sent que le patient en a besoin – s’il a l’impression qu’il ne peut pas avancer, ou qu’il est le seul à connaître les problèmes qu’il décrit.

Quand on entend  » psychologie positive « , on pense à la méthode Coué, ou au slogan exaspérant des publicités –  » Positivez !  » En quoi est-elle plus subtile ?

Emile Coué avait compris qu’une idée ressassée dans notre cerveau finit par avoir une influence profonde sur l’image que l’on a de soi. Mais sa méthode – se répéter des phrases positives – était un peu simpliste, même si elle marche pour partie. La psychologie positive regroupe un ensemble de techniques plus variées et plus fines, qui ont fait l’objet d’études précises. Le grand problème est que beaucoup de gens ont du mal à comprendre que des principes très simples peuvent être très efficaces.

La clé, dites-vous, réside dans la répétition, l’effort et l’association des exercices.

Je prends souvent le modèle de la corde, composée de tout un tas de petits brins. Chaque brin, individuellement, est beaucoup trop léger pour soulever le poids de nos difficultés, mais tous les brins tissés ensemble deviennent très puissants. Un exemple : tous les soirs, pendant quinze jours, je vais prendre le temps de repenser à trois choses agréables qui me sont arrivées dans la journée, en respirant, en revoyant la scène, longuement. Après deux semaines, il se passera quelque chose en moi de bien plus fort que ce que je pouvais imaginer.

Par quel mécanisme ?

Les émotions négatives resserrent notre champ d’attention, puisque leur fonction évolutive consiste à nous focaliser sur les problèmes pour nous aider à les surmonter. A l’inverse, les émotions positives ont pour fonction évolutive de nous aider à trouver des ressources, elles ouvrent la focale attentionnelle en nous rendant capables de mieux regarder autour de nous et de trouver un sens à ce que nous vivons. En revanche, une personne déprimée ou qui a une trop faible estime de soi peut aller encore plus mal si elle passe trop tôt à la psychologie positive. Il faut d’abord avoir été capable de lutter contre ses idées négatives, par une thérapie et/ou des médicaments.

Vivre l’instant en pleine conscience, admirer, remercier, chasser le ressentiment… N’est-ce pas l’enseignement des sagesses anciennes et des religions depuis plus de deux mille ans ?

Vous avez raison ! Lorsque j’aborde le thème de la psychologie positive, d’ailleurs, je dis souvent que je vais évoquer de grandes platitudes. Mais l’important n’est pas :  » Est-ce que je le sais ?  » La grande question est :  » Est-ce que je le fais ?  » Le défi de la psychologie positive ne consiste pas tant à expliquer les exercices que de motiver à les faire. Sans attendre de se trouver dans le bon état d’esprit ou espérer des résultats immédiats. Lorsque l’on n’a pas de bonnes raisons de pleurer, on doit s’efforcer de sourire, nous dit la psychologie positive. Elle est un acte d’hygiène, comme se brosser les dents. Voilà pourquoi elle n’est pas forcément séduisante sur le plan intellectuel.

La neuro-imagerie, en revanche, vous fournit des arguments scientifiques en prouvant que le cerveau, donc notre façon de penser, peut évoluer…

Oui. La psychiatrie était très en retard sur les autres disciplines, parce que nous ne disposions pas d’images satisfaisantes pour mesurer son impact sur le cerveau. Sur une radio ou sur un électroencéphalogramme, on ne voit pas grand-chose. Quand la neuro-imagerie est arrivée, ce fut une révolution ! En 1992, Lewis Baxter a publié la première étude qui montrait des modifications des circuits cérébraux avant et après une thérapie cognitivo-comportementale chez les patients souffrant de troubles obsessionnels compulsifs. Pour la première fois, nous avions la validation scientifique que les TCC pouvaient donner d’aussi bons résultats que les médicaments.

Quel est le but de la psychologie positive ? Nous rendre heureux ?

Disons, un peu plus heureux, en évitant d’être inutilement malheureux. En théorie, la psychologie positive se concentre plus sur le développement de nos qualités et de notre bien-être, mais elle ouvre aussi beaucoup les yeux sur le rapport entre bonheur et malheur, étroitement liés.  » Le bonheur n’est pas le but, mais le moyen de la vie « , disait Paul Claudel. On ne vit pas pour être heureux ; en revanche, on vit grâce au bonheur. Si nous n’avions pas la possibilité de savourer des moments agréables et apaisants, tout en nous disant qu’une fois passés ils pourront se reproduire, nous ne supporterions pas cette vie d’animaux mortels !

 » Tout commence par l’acceptation, écrivez-vous. Dire oui à la vie, dire oui aux soucis.  » Mais comment faire dans une société qui pousse à se protéger de tout : des intempéries, des rides, des aléas de la vie ?

Le thérapeute, comme le philosophe, est là pour rappeler que toute existence comporte une part d’adversité et que chacun d’entre nous y sera confronté, un jour ou l’autre. S’il est important de se protéger, et d’essayer d’être heureux le plus souvent possible, il faut le faire dans un esprit réaliste. André Comte-Sponville définit bien ce que pourrait être l’idéal de la psychologie positive :  » La sagesse, c’est le maximum de bonheur dans le maximum de lucidité.  »

Conclure un livre grand public traitant du bonheur par une réflexion sur sa propre mort, comme c’est le cas dans votre dernier ouvrage, est peu banal. Pourquoi ce choix ?

Sans cette conclusion, le livre n’a pas de sens ! La façon la plus efficace d’accepter l’idée de la mort, c’est de rendre notre existence aussi dense que possible en étant nous-mêmes aussi présents que possible à ce que nous vivons. C’est l’essence même du carpe diem. La phénoménologie du bonheur, qui s’intéresse à la façon dont l’être humain le vit intérieurement, montre cela très bien : dans les moments heureux, la seule chose qui compte est ce qui est là, maintenant. Lorsque l’on est dans le présent, on est, d’une certaine façon, dans l’éternité.

Propos recueillis par Claire Chartier Photo : Jean-Luc Bertini/Pasco and Co pour Le Vif/L’Express

 » Lorsqu’on n’a pas de bonnes raisons de pleurer, on doit s’efforcer de sourire, nous dit la psychologie positive. C’est un acte d’hygiène  »

 » On ne vit pas pour être heureux. En revanche, on vit grâce au bonheur  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire