Faire dialoguer ses créations avec des chefs-d'oeuvre d'art ancien. Wim Delvoye prend la pose entre deux opus de sa série Tapisdermy. A l'arrière-plan : Chasse au daim, un tableau de la Contre-Réforme signé Frans Snijders. © ODILE KEROMNES

Triviale poursuite

Aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, à Bruxelles, une exposition panoramique revient sur l’acuité et le génie à l’oeuvre chez Wim Delvoye. septante pièces par-delà nos préjugés sur le vulgaire et le sublime.

La remarque relève tant du constat que du conseil : le visiteur pressé a vite fait de passer à côté d’une partie des créations inédites qui ouvrent la plus importante exposition, du moins en Belgique, consacrée à l’oeuvre de Wim Delvoye (1965, Wervik). Il est vrai que, du coin de l’oeil, on pourrait croire à quelques pâles bas-reliefs de l’Antiquité, voire à l’une de ces perspectives telles que les affectionnait Donatello, égarés au sous-sol des Musées royaux des beaux-arts. Sagement alignées, les pièces de marbre n’ont rien de monumental, ni de conquérant, elles attendent en silence le regardeur capable d’en distinguer la finesse et l’audace. Emblématiques des grands renversements esthétiques tels que Delvoye les pratique, ces oeuvres méritent notre ralentissement tant il est vrai qu’une décélération constitue le plus beau des présents en temps de frénésie visuelle. Pour cela, il est nécessaire de s’approcher, de scruter le détail. Que voit-on ? Ce sont des scènes de guerre que l’on devine, la promesse d’un souffle épique. Certaines semblent se dérouler du côté du Moyen-Orient, d’autres évoquent, assez anachroniquement, une architecture postindustrielle laissée à l’abandon. Si l’esthète ou le fin lettré est bien en peine de décrypter le sens de ces énigmes de calcaire, le plus élémentaire des adolescents à casquette en lèverait rapidement le mystère : les contours polis et secrètement veinés de gris sont en réalité la transposition dans une gangue précieuse de captures d’écran de jeux vidéo – Counter-Strike et Fortnite – qui font un malheur aux quatre coins de la planète.

Devant l’un de ces tableaux de pierre, Wim Delvoye explique la genèse du projet :  » Je suis totalement fasciné par la créativité des jeux vidéo qui, à beaucoup d’égards, surpasse celle du monde de l’art actuel. J’ai moi-même joué à Doom, mais depuis, les progrès qui ont été accomplis sont énormes.  » Chacune des captures d’écran restitue le contexte virtuel avec une précision inouïe, les différents niveaux s’étagent parfois sur quelques millimètres à peine dans la plus pure tradition du stiacciato, cette technique, littéralement  » écrasée « , permettant de répondre aux règles de la représentation en perspective par le biais d’un relief de faible épaisseur. On n’a aucune peine à imaginer le défi sculptural que cela a dû représenter. Pourtant,  » aucune main humaine n’est intervenue sur la pierre « , précise Delvoye avec une espièglerie qui n’est pas sans rappeler celle de Joseph Beuys lorsque, protestant contre la guerre au Viêtnam, l’artiste allemand est parvenu à s’exposer dans une galerie new-yorkaise… sans jamais poser stricto sensu un pied sur le sol américain. Le Gantois dit vrai : le processus de création des bas-reliefs a été totalement numérisé, depuis la saisie des scènes sélectionnées jusqu’à leur inscription dans la tablette par le biais de fraiseuses électroniques ultraperfectionnées. Delvoye de poursuivre :  » Je suis assez fier du rendu. Nous avons montré le résultat à des gamers. Certains reconnaissaient avec émotion l’endroit où leur avatar a été tué. Tel était mon but : fossiliser une seconde de ces odyssées foisonnantes qui, non contentes de faire office de seconde vie pour des tas de gens, offrent aux meilleurs d’entre eux des revenus qui se comptent en millions d’euros.  »

Exposés pour la première fois, des bas-reliefs en marbre inspirés à Wim Delvoye par les jeux vidéo. Ici : Untitled (Fortnite 01), 2019.
Exposés pour la première fois, des bas-reliefs en marbre inspirés à Wim Delvoye par les jeux vidéo. Ici : Untitled (Fortnite 01), 2019.© COURTESY WIM DELVOYE / PHOTO : STUDIO DELVOYE

Il est vrai que l’expérience est restituée au plus près de la réalité de ces plateformes ludiques, qu’il s’agisse des compteurs indiquant les ressources disponibles ou des fameuses mains armées, celles qui figurent la présence du joueur à l’intérieur de l’environnement virtuel, qui surgissent parfois en avant-plan de la composition.  » La peinture classique n’a jamais pensé à faire figurer les mains de l’homme dans la fenêtre qu’ouvre le tableau, ce procédé est pourtant génial car le regardeur est littéralement embarqué dans l’image… Il n’est pas trop fort de dire qu’il s’agit-là d’un apport important à l’élaboration de la représentation « , se réjouit le plasticien. Il n’est pas seulement question d’oppositions évidentes dans cette nouvelle série. Bien sûr, on pourrait commenter abondamment la réconciliation entre la technologie et les codes de l’artisanat, le virtuel et le réel, mais c’est surtout le traitement de la question du temps qui fascine ici. Imaginer un carcan minéral emprunté au passé pour une pratique ludique dont le mécanisme de déploiement s’avère être un inexorable travelling avant fonctionne à merveille. Il y a ici une sorte d’arrêt sur image au carré, une rencontre de deux temporalités qui s’anesthésient : la forme quasi archéologique de l’oeuvre enserre son autre, soit un univers vidéoludique, digne du mythe d’Orphée, dans lequel il est progressivement impossible de faire demi-tour. Il y a de la tragédie grecque dans les bas-reliefs de Delvoye.

Large portée

Le chanteur Abd al Malik faisait récemment remarquer la nécessité pour la société actuelle d’entendre la voix d’intellectuels dont les propos sont compréhensibles par tous, à l’image de ce que fut un Albert Camus par exemple. Il en va de même pour les artistes. A l’heure où il n’est pas rare de les voir troubler les eaux de leur pratique pour suggérer une profondeur que l’on chercherait en vain, on ne saurait trop goûter le travail des plasticiens qui ne s’adressent pas qu’aux cénacles. Wim Delvoye est manifestement de ceux-là. Sa démarche repose sur des oppositions simples et évidentes, dont la portée est large. Le mécanisme consiste souvent en un mouvement d’élévation et de rabaissement : le Flamand n’a de cesse de traquer la vie dans ses manifestations les plus triviales et les plus humbles dans le but d’en faire mesurer le caractère inouï. Philosophiquement, son oeuvre convoque deux penseurs incontournables de l’Occident.

Coccyx double, Wim Delvoye, 2018.
Coccyx double, Wim Delvoye, 2018.© COURTESY WIM DELVOYE /PHOTO : STUDIO DELVOYE

On pense à Pascal et à son célèbre  » S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible « , qui résumait là son rapport à la nature humaine et préfigurait celui du plasticien gantois. C’est aussi l’épaisse moustache de Nietzsche qui se profile, à travers cette idée d’une appréhension du mystère de l’existence par-delà les trop étroites catégories du bien et du mal. Delvoye, quant à lui, se sert de l’art pour l’emmener au-delà du beau, de la laideur et du bon goût. A ses yeux, ces deux pôles superficiels, étroits et beaucoup trop empreints de sociologie, sont inaptes à rendre compte de l’inextricable mélange de perte et de rédemption que constitue l’expérience du vivant. Alors, il les décape avec une acuité à nulle autre pareille. Sébum de comédons bien mûrs expulsé par les soins de l’artiste himself (la vidéo Sybille, 1999), excréments ( Cloaca, 2001, la fameuse machine à produire de la merde qui est cotée en Bourse), cochons aussi tatoués que polémiques ( Art Farm China, 2003 – 2010), pneus richement ornementés ( Carved Tyres, 2010 – 2014) ou encore épluchures de pommes de terre (la série de photographies Love Letter I (1998 – 1999)… Sa production démontre qu’aucun flux corporel, aucun être, aucun objet, aucune opération – même pas les stratégies de valorisation et de globalisation du capitalisme – n’est suffisamment indigne au point de ne pas pouvoir prétendre au statut d’oeuvre d’art.

En phase avec les soubresauts de son époque, tout se passe comme si Wim Delvoye avait digéré les apports de Marcel Duchamp et d’Andy Warhol pour les faire passer à la vitesse supérieure, celle d’une société ultralibérale devenue technologique jusqu’à la moelle. Pointons une pièce magnifique, bien que peu spectaculaire, à savoir Etui pour une mobylette (2004). Posée à même le sol, cette réalisation en aluminium laqué n’a d’autre fonction que d’épouser les courbes usées d’un deux-roues on ne peut plus banal. Un contenant plus précieux que le contenu renvoie à cet incroyable pouvoir de sacralisation propre à l’art. Idem lorsque l’intéressé et son studio pondent de flamboyantes hybridations à la faveur de vitraux ( Days of the Week, 2008) produits à partir de différentes techniques d’imageries médicales. On peut méditer de longues heures face à ces vanités d’un nouveau genre qui abouchent le profane au sacré.

Installation avec 2 bouteilles de gaz et 29 scies (armoire-vitrine en bois et objets métalliques peints), Wim Delvoye, 1990.
Installation avec 2 bouteilles de gaz et 29 scies (armoire-vitrine en bois et objets métalliques peints), Wim Delvoye, 1990.© COURTESY WIM DELVOYE / MRBAB / PHOTO : J. GELEYNS – ART PHOTOGRAPHY

Il faut dire un mot à propos de la brillante scénographie imaginée par les équipes de Michel Draguet, le directeur général des MRBAB : les pièces maîtresses de l’exposition sont plongées dans une obscurité qui en sublime les contours. Il ne faut pas oublier pour autant l’autre pan de ce panorama éclairant, à savoir une série d’oeuvres disséminées au sein du musée Old Masters. Celles-là dialoguent frontalement avec les collections. Ainsi de la série Tapisdermy (2010), encadrée par de flamboyants tableaux de la Contre-Réforme signés de la main de Jordaens, Rubens ou van Loon. Tapisdermy ? Il s’agit de moules en polyester ayant la forme de porcs, qui ont été recouverts d’épais tapis orientaux. Au rez-de-chaussée de cette section, on trouve un  » tapis volant « , c’est de cette façon que Delvoye le désigne, d’un genre particulier : une réplique à l’identique du châssis d’une Maserati 450S devenu un florilège ornemental convoquant toute la finesse du répertoire artistique islamique. Après avoir travaillé avec des artisans indonésiens et chinois, le génie facétieux fait désormais appel au savoir-faire iranien qu’il côtoie à la suite d’allers et retours à Kashan, ville située à 200 kilomètres au sud de Téhéran et dans laquelle il a entrepris de restaurer un ensemble de demeures anciennes. Délocalisation, globalisation, robotisation, réactivité… Pas de doute, sa petite entreprise ne connaît pas la crise. On ne peut que s’en réjouir.

Wim Delvoye : aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, à Bruxelles, jusqu’au 21 juillet prochain. www.fine-arts-museum.be.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire