Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d'observation. Et un tiers de réalité.

Tristes tropismes

Où l’on comprend que l’anthropologie n’est pas une science exacte. Surtout lorsque des ethnologues africains débarquent à Bruxelles, en pleine grève des femmes, le 8 mars.

Toute nouvelle surprise semblait désormais impossible. Et pourtant, un homme arrêta sa charrette chargée de légumes, devant le Geyser. Le marchand des quatre saisons tapota le crâne du boeuf énorme conduit par un garçon minuscule, empoigna un beau chou-fleur dans la carriole et se dirigea, en sifflotant, vers le Geyser. Les anthropologues africains, qui observaient la scène à travers la fenêtre du café, prenaient frénétiquement des notes dans leur calepin (1). Dans la salle où ils s’étaient installés, après leur pénible excursion sous les confettis douloureux de Binche (2), il leur semblait qu’ici, la vie se déroulait mezzo voce, dans une atmosphère feutrée et éminemment féminine : en ce 8 mars, tous les clients étaient des femmes. Tous les serveurs étaient des hommes. Un des anthropologues, un type binoclard et professoral, inscrivit, en gras, dans son cahier :  » société matriarcale !  » Ses collègues observaient un silence soumis et scrupuleux, se tamponnant tantôt un oeil au beurre noir, remettant tantôt en place une minerve. Tous geignaient à l’unisson, extirpant de leur chevelure des confettis durs comme des caillasses.

Avec une passivité parfaite et une grâce impériale, rencognée dans un fauteuil aux allures de trône antique, une serveuse du Geyser, Goliarda, moustachue, comme à son habitude, lança, goguenarde, à l’adresse de sa collègue, Paula :  » Ton copain est revenu ! Comme l’année dernière, il t’a apporté un chou-fleur ! (3)  » Les anthropologues y virent une coutume bruxelloise à la fois sauvage et adorable. Celui qui avait des lunettes s’empressa d’écrire :  » Ce légume semble constituer ici une offrande amoureuse.  »

Peu avant minuit, les anthropologues, qui avaient passé la soirée à observer les femmes allant aux cabinets en petits groupes compacts, décidèrent de se rendre, eux aussi, collectivement, aux WC. Quand ils en sortirent, peu après minuit, ils n’en crurent pas leurs yeux : le monde semblait avoir basculé. La moustachue suait derrière le comptoir, servant des bières à tout-va, alors que tous les hommes étaient assis. L’un d’eux s’exclama :  » Ouf, tout est enfin revenu à la normale ! Encore heureux que la grève des femmes, ce n’est qu’un jour par an !  »

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui démarre à 20h15, sur la Une…

(1) Des anthropologues africains vont venir étudier les Bruxellois. www.bit.ly/2UNLcVS.

(2) D’origine italienne, les confettis étaient, à la base, une préparation mi-sucre, mi-plâtre, formant des dragées dures. En Flandre, 57 communes ont interdit les confettis en papier, estimant qu’ils salissaient trop les rues et étaient nuisibles à l’environnement.

(3) Voir La Langue verte du jardinier, dans Le Vif/L’Express du 9 février 2017 : le chou-fleur est le symbole de l’amour libre, sans obstacle ou mystère (Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes, par Jean-Luc Hennig, éd. Pocket).

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