Treize à la douzaine

Où naissent-ils, ces enfants entourés d’une flopée de frères et soeurs? De parents très riches ou très pauvres? Catholiques ou immigrés? Enquête sur la famille ultra-nombreuse, espèce en voie de disparition

Il y a toujours un proche – un parent, un ami, un collègue, un voisin – pour le leur ressasser gentiment: « A notre époque, faire autant d’enfants, c’est franchement idiot. » Ou irresponsable. Ou égoïste. Ou ruineux. Ou tout à la fois. Mis sur le gril, les parents de familles immenses opposent pourtant, de façon unanime et quelles que soient leurs convictions philosophiques ou leur appartenance sociale, ce commentaire sans équivoque: « Nous l’avons voulu ainsi… » Le bonheur serait-il dans les clans? Dans ces tribus où tout, du congélateur aux penderies, de la tendresse aux soucis, est monumental et multiple à la fois? « Je sais que nous sommes hors normes, confie l’un de ces pères hautement comblés. Mais, dans la société moderne, c’est paraître qui importe. Avoir beaucoup d’enfants, aujourd’hui, semble sans doute aussi bizarre que ne pas en avoir du tout »…

Une chose est sûre: en Belgique, les très grandes familles – celles qui élèvent 8, 9, 10 ou 15 marmots nés des mêmes parents – sont rarissimes. Les données chiffrées pour appréhender leur réalité, aussi. Au 1er janvier 2000, notre pays comptait 4 237 775 ménages (la taille moyenne d’un ménage belge représente 2,38 personnes). Parmi eux, l’Institut national de statistique (INS) n’en relevait que 18 013 de 7 personnes, et 12 517 de 8 personnes et plus. Le hic? Le terme « ménage », qui regroupe les occupants d’un même domicile, n’implique pas qu’il s’agit uniquement de deux adultes et de leur progéniture – il peut inclure des aïeux, des neveux, des « au pair »… Mais, quoique imprécises, les statistiques révèlent tout de même que, progressivement, les grandes familles s’effacent du paysage sociodémographique. Voici dix ans, l’Institut recensait encore les ménages de 9 et 10 personnes et plus: à présent, faute de combattants, la distinction n’en vaut plus la peine. Autre signe des temps: il y a belle lurette (en 1971 déjà) que la « Ligue des familles nombreuses » a laissé tomber son épithète. « Nous ne sommes plus du tout dans l’optique des grands groupes familiaux, avertit Jean-Philippe Cobeau, directeur du service d’étude de la Ligue. Je dirais même qu’aujourd’hui nous nous adressons d’abord à des « individus ». »

« Pour aborder les familles nombreuses, il faut tourner autour du sujet », suggère Josianne Duchêne, professeur à l’Institut de démographie de l’UCL. Et comment! Les modifications apportées, ces dernières années, aux structures familiales traditionnelles ont complètement emberlificoté la définition du ménage. « Un vrai casse-tête! Toutefois, il est probable que les familles nombreuses actuelles sont, justement, des ménages recomposés », pense la chercheuse. A l’ULg, ses collègues travaillant sur un panel de 5 350 familles belges s’avouent dans l’impossibilité de confirmer cette hypothèse. « Avec les demi-frères et les demi-soeurs, les réalités sont trop différentes. L’ordinateur s’y perd », regrette Valérie Lenoir.

Pour obtenir une idée de la quantité des couples particulièrement prolifiques, l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE) reste une source fiable. Excepté à Bruxelles, où les pédiatres redoutent sa concurrence (cet organisme offre aux parents un suivi gratuit des bébés), l’ONE obtient, grâce à son accès dans les maternités du pays, une cartographie assez correcte du nombre des accouchements et, surtout, du « rang » des nouveau-nés. Ainsi, entre 1996 et 2000, il y a eu, en Belgique francophone, seulement 13 treizièmes enfants, et 5 quatorzièmes. Un petit quinzième n’est apparu qu’une seule fois, en 1999 (voir tableau). Les scores flamands sont sans doute équivalents. Rares, puisque dignes d’être annoncés par la presse. Ainsi, Het Laatste Nieuws accueillait avec ferveur, le 3 avril, l’arrivée, à Merksem, de Yenty, fils de Brigitte (33 ans) et d’Ivo Driessens (39), après Britney (2), Jony (4), Jory (5), Chardy (6), Purdy (9), Sandy (10), Sonny (11), Brendy (13), Jimmy (14), Cindy (15) et Wendy (17). Youpi!…

Reste à savoir dans quels milieux sociaux ces enfants voient majoritairement le jour. « Probablement dans les catégories extrêmes, avance Josianne Duchêne. Dans les familles très riches ou très pauvres. » Avec des exceptions: à Anvers, la communauté juive orthodoxe compte de nombreux membres (peu importe leur état de fortune) dotés d’une belle descendance. A Louvain-la-Neuve et à Wavre, des ribambelles d’enfants animent une demi-douzaine de familles aristocratiques qui, sans être particulièrement opulentes, partagent un fort engagement religieux (la plupart appartiennent à des mouvements charismatiques). Très avare de renseignements, l’Association de la noblesse compte certainement une quantité non négligeable de familles doublement à rallonges. « Huit enfants, ça n’est pas si rare », confie-t-on.

Une grande variété de nationalités distingue aussi les familles très nombreuses. Là encore, les données font défaut. « Les plus denses se recrutent probablement chez celles provenant de pays à taux de fécondité élevé », estime Josianne Duchêne. C’est le cas du Maroc, malgré un net recul de la natalité: le nombre d’enfants par femme, qui tournait autour de 7 dans les années 1970, est aujourd’hui passé sous la barre des 3. (En comparaison, le taux de fécondité des femmes belges est de 1,6.) Sur ce point, les chiffres obtenus à l’hôpital Saint-Pierre (Bruxelles), dont la maternité accueille le plus grand nombre de naissances immigrées du pays, « collent »: depuis le début de 2001, sur 54 bébés nés aux rangs 6 et plus, « 26 sont d’origine nord-africaine (essentiellement marocaine) et 10 ont des mères provenant d’Afrique noire », affirme le Dr Dominique Haumont, chef du service de néonatologie.

Bien sûr, toutes ces familles recouvrent des réalités bien distinctes: « Dans les défavorisées, ce sont les aînés qui s’occupent des benjamins, ajoute Josianne Duchêne. Dans les aisées, du personnel est généralement appelé en renfort. » Il en résulte, forcément, des modes de vie très variés. Des foyers où l’on n’attend pas de manière impatiente, voire vitale, les allocations familiales (environ 1735 euros pour 9 enfants). Et d’autres où l’eau du même bain (ou des toilettes) sert à plusieurs…

En dépit de ces différences, naître au sein d’une meute, qu’elle soit cossue ou miteuse, croyante ou laïque, autochtone ou étrangère, comporte aussi des points communs. A la tête du clan, beaucoup de très jeunes parents: quand les aînés sont venus au monde, les mères étaient souvent mineures. Plus tard, elles ressemblent à leurs filles comme autant de grandes soeurs. Ensuite, une identité de vécus semble relier ces couples: des « On est moins souvent invités », « On est malheureux quand on se retrouve soudain sans enfants » émaillent systématiquement leurs propos. Partagé, aussi, le sentiment que l’extérieur les envie, tout en les jugeant « profiteurs ». « Tout le monde pense que notre condition nous vaut de multiples avantages. C’est absolument faux! » s’insurge ce père de onze enfants, qui tient à préciser que même le statut de filleul du roi, accordé à son septième fils, n’apporte strictement rien – sinon une enquête assez indiscrète du Palais, et une petite cuillère en argent (« Pour gaucher! lâche-t-il. Une chance que le gamin l’était… »). Souvent, aussi, c’est le sort même de ces parents « multiples » qui fait l’objet de préjugés. « Mais pourquoi serions-nous à plaindre? interrogent les uns et les autres. Si nous avons peu de temps à nous, nous ne « sacrifions » aucunement notre existence, puisque nous aimons ça! » Mais, au fond, pour quelle raison? La curiosité suscite des sourires, des coups d’oeil entendus entre partenaires: « C’est la base du couple », estiment ces deux-là. « C’est un débordement d’amour », « Notre oxygène », « Un appel irrésistible », même lorsqu’aucun dieu ne s’en mêle… La question reste là, en suspens: ils font des enfants. Sans vraiment savoir pourquoi.

Valérie Colin

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