Marthe Krummenacher, toujours visage caché, dans Janet on the Roof. © cieparc

Traversée en solitaire

Une Suissesse, un Américano-Brésilien et une Néerlandaise se produiront en solo au festival international des Brigittines, à Bruxelles. Portés par des ambitions diverses, mais toujours avec un engagement à couper le souffle.

Un danseur, soutenu par de la musique ou du son, qui évolue dans un espace éclairé. Voilà les données du solo, la forme la plus radicale de la danse, minimale donc peu coûteuse, et par conséquent idéale pour creuser de nouvelles expérimentations, ou former les bases de son propre langage chorégraphique.

Ce dernier cas concerne par exemple Sabine Molenaar. Cette danseuse formée à Tilburg puis à l’Amsterdamse Hogeschool voor de Kunsten considère son entrée dans la compagnie bruxelloise Peeping Tom (pour le retentissant 32, rue Vandenbranden, en 2009) comme déterminante pour son passage à la création.  » Ça a été pour moi un lieu fantastique pour explorer mon propre mouvement parce que Gabriela (Carrizo) et Franck (Chartier) laissent les danseurs très libres et essaient de tirer ce qu’il y a d’unique en chacun. Ils ont été les premiers chorégraphes de ma carrière à me demander d’utiliser à l’extrême ma grande souplesse : « Tords ton corps autant que possible », je n’en revenais pas ! Et, tout à coup, ce qui était vu auparavant comme une faiblesse est devenu un point fort.  » En 2013, Sabine Molenaar a sauté dans le vide et joué de cette phénoménale flexibilité dans That’s it, solo estomaquant décliné parallèlement en un court-métrage.  » Pour une première création, c’était plus facile de travailler seule, se rappelle-t-elle. On doit encore déterminer sa manière de travailler, son style, son processus artistique. Mon second solo, Touch Me, devait initialement être un duo, mais pour différentes raisons, ça n’a pas marché. Parce que je ne savais pas bien exprimer ce que je voulais comme langage. Je n’étais probablement pas encore prête.  »

 » Le pauvre danseur qui aurait dû apprendre ça !  » lance, quant à lui, Gabriel Schenker, né à Washington D.C., mais élevé à Rio puis qui a rallié Bruxelles pour intégrer PARTS, l’école d’Anne Teresa De Keersmaeker où la frontière entre l’interprétation et la chorégraphie est relativement perméable. Pour son solo Pulse Constellations (1), il s’est lancé dans une tâche immense : analyser PulseMusic III, pièce de 1978 du compositeur américain John McGuire, et la traduire en danse.  » Au départ, explique-t-il à propos de son choix, quand j’ai pensé à ce morceau que j’avais entendu dans un cours à PARTS, je me souvenais seulement que je trouvais cette musique belle, avec cette texture de son très spéciale, ces synthétiseurs analogiques des années 1970 qui prenaient tout un mur. Mais quand je l’ai réécoutée et que j’ai commencé à la décoder, son jeu complexe entre les couches et les sections me parlait. Je suis un peu un « geek » de la danse, dans le sens où très souvent dans un projet, je m’intéresse à une petite chose et j’essaie de la creuser à fond.  »

Pendant plusieurs semaines, Gabriel Schenker décompose la partition, pour la recomposer ensuite sur un ordinateur. Horizontalement, Pulse Music III réunit 24 sections, où une même tonalité se retrouve deux fois, à douze sections d’intervalle. Verticalement, c’est encore plus complexe.  » Il y a basiquement cinq couches, décrit le danseur-chorégraphe, dont une qu’on n’entend pas et une qui est statique. Les trois autres sont elles-mêmes subdivisées en deux couches, où les sons ne tombent pas en même temps. A partir du moment où j’ai compris chaque couche, j’ai essayé d’écrire une chorégraphie pour chacune avec mon corps entier dans l’espace : une pour la partie haute du corps et une pour la partie basse. Des mouvements des bras, des jambes, de la tête, qui ouvrent vers le haut pour les tons plus aigus et qui vont vers le sol pour les tons plus graves. Puis j’ai combiné ces chorégraphies – partie haute et partie basse -, d’abord en ralentissant extrêmement la musique puis en accélérant progressivement. Au début, le mouvement était presque robotique parce que la coordination entre les deux phrases de mouvement n’était pas du tout organique. Mais plus je dansais le solo, plus il y avait un groove qui apparaissait, même si ce n’était pas voulu au départ.  »

Deux minutes

Quand il danse Pulse Constellations, Gabriel Schenker doit rester extrêmement concentré sur la musique, attentif à la durée des sections et au nombre de séquences de mouvements – ses  » constellations « , répondant aux constellations de John McGuire – qu’il doit répéter dans chacune.  » Je dois compter, parfois à haute voix, parfois avec mes doigts, confie-t-il. Autrement, le risque est trop grand de tomber à côté ou j’ai trop de choses dans ma tête pour pouvoir danser sur la musique.  »

Dans la gestion de son solo Janet on the Roof (2), élaboré avec le chorégraphe français Pierre Pontvianne, Marthe Krummenacher ne compte pas mais doit évaluer la durée de deux minutes.  » Parce que toutes les deux minutes, il se passe quelque chose d’important, souligne celle qui fut interprète pendant plusieurs années au Nederlands Dans Theater et chez William Forsythe. Mais je n’ai pas vraiment de repères clairs dans la musique, qui est très répétitive, pour savoir où j’en suis. Pendant les semaines de création, j’ai dû entraîner mon corps à comprendre ce qu’étaient deux minutes. En dansant, je dois essayer de sentir à quelle vitesse j’évolue et en même temps maîtriser la difficulté technique. Parce que les mouvements du solo sont très lents et je me retrouve dans des positions – des grands pliés, par exemple – où les jambes pourraient très vite se mettre à trembler. Je dois être attentive à l’endroit où je peux transférer le poids du corps pour ne pas montrer que ça commence à être trop dur physiquement.  »

Particularité de ce solo aux changements abrupts de lumière et dont la bande-son mêle bruits de douilles tombant sur le sol, morceau de piano du compositeur américain Henry Cowell, enregistrement d’un véritable ouragan, trituré et passé de l’endroit à l’envers, et loop de l’intro d’un standard immortel de la variété : pendant la plus grande partie de la chorégraphie, le visage de la danseuse est totalement invisible, disparu, caché par sa longue chevelure, par son dos, par ses mains.  » Le fait de ne rien voir m’a complètement perdue pendant les trois premières semaines de travail. Ça a été très déstabilisant. Je perdais mon équilibre, je dansais tout petit, je n’arrivais pas à projeter mon corps. Les arts martiaux m’ont beaucoup aidée. Mon maître de budo m’a montré que si dans ma tête je demande à ce qu’on regarde ou à ce qu’on attaque mon épaule droite, par exemple, la personne va le faire sans que je lui parle. Il y a quelque chose qui passe dans ce qu’on dégage corporellement. Quand je danse, même si on ne voit pas mon visage, je peux me concentrer sur chaque centimètre de mon corps en me disant : c’est ceci que je vous montre. Moi, en tout cas, ça me porte, c’est ce à quoi je m’accroche pendant tout le spectacle.  »

Respiration

Marthe Krummenacher est loin d’être la seule à trouver un soutien à sa danse dans d’ancestrales pratiques asiatiques. Pour son solo Almost Alive (3), Sabine Molenaar a pour ce qui la concerne abondamment puisé dans le yoga et la méditation.  » Le point de départ de la création, c’était le souhait de trouver un temps d’arrêt, affirme-t-elle. Le concept est né au moment des attaques terroristes ici à Bruxelles, quand tout le monde était rempli d’angoisse. Le titre, « presque vivant », renvoie au foetus dans l’utérus, mais surtout au fait qu’on est vivant mais jamais vraiment « dans l’instant ». J’ai travaillé sur différentes techniques pour arriver à une sorte de moment hors du temps, en apesanteur. Mon guide pratique a été un livre d’exercices pour la concentration, pour sortir des distractions extérieures et intérieures. Je travaille à partir d’images très précises, des photographies, des tableaux, en m’attachant à ce qui va de l’intérieur de moi vers l’extérieur.  » Dans cette perspective, la respiration est fondamentale et, tout comme le regard, elle est véritablement  » chorégraphiée  » dans Almost Alive.  » Tout est lié à la respiration, conclut Sabine Molenaar. C’est le pont entre le physique et le mental. Je pense que beaucoup de gens oublient que l’on peut contrôler le mental avec la respiration.  »

On le voit : dans la lenteur ou la rapidité, partant d’une logique mathématique ou associative, accroché à la musique ou aux états intérieurs du corps, le solo n’a pas fini d’ébahir.

(1) Pulse Constellations : les 25 et 26 août.

(2) Janet on the Roof : les 25 et 26 août.

(3) Almost Alive : les 1er et 2 septembre.

Par Estelle Spoto

 » Plus je dansais le solo plus il y avait un groove qui apparaissait, même si ce n’était pas voulu au départ  » – Gabriel Schenker

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