Toutes les nuits ont une fin

Une centaine de morts par semaine, en additionnant les pertes des deux camps: c’est la nouvelle « vitesse de croisière » acquise par les affrontements du Proche-Orient. Si cette tendance à l’accélération se confirme, on assistera à un alourdissement spectaculaire du bilan de la deuxième Intifada, qui avoisine cette semaine les 1400 tués, dont trois quarts de Palestiniens et un quart d’Israéliens. Or tout laisse craindre qu’il en sera ainsi. Dans la mesure où le gouvernement Sharon augmente encore sa pression militaire, on peut s’attendre à une accentuation parallèle du soulèvement palestinien, conformément à la spirale infernale qui pousse chaque camp à se venger des pertes infligées par l’autre. D’autres évolutions récentes retiennent l’attention. Sans renoncer aux attentats-suicides en Israël, les Palestiniens ciblent – avec une efficacité croissante – les militaires et colons israéliens dans les territoires occupés. De même, la toute récente attaque d’une école arabe de Jérusalem-Est, attribuée à un groupe d’extrême droite, laisse envisager la renaissance d’un terrorisme israélien, que certains observateurs comparent déjà aux attentats de l’OAS (Organisation de l’armée secrète) française à la fin de la guerre d’Algérie.

Quoi qu’il en soit, les derniers développements de la tragédie proche-orientale confirment le diagnostic que ce journal posait dès la fin de l’année 2000, trois mois après le début de l’Intifada d’Al Aqsa. Loin d’être un avatar supplémentaire de l’interminable conflit israélo-arabe, le soulèvement palestinien lui donne une tournure plus claire, à la fois tragique et « banale »: celle d’une guerre de décolonisation comme le monde en a connu des dizaines depuis un demi-siècle (Le Vif/L’Express du 29 décembre 2000). « On le sait, écrivions-nous alors, ces conflits sont extrêmement meurtriers pour les populations insurgées. Mais ils infligent aussi de terribles blessures à la puissance occupante, qui n’accepte de se retirer que lorsque les sacrifices deviennent trop lourds aux yeux de son opinion publique. » Nous n’en sommes pas encore à ce stade du scénario. Mais nous y allons à pas comptés.

Pas davantage que la France en Algérie, le Portugal en Angola ou les Etats-Unis au Vietnam, Israël ne pourra imposer une « solution » militaire au soulèvement palestinien, sauf à utiliser toute la puissance de ses moyens dans les territoires palestiniens. Mais ce serait au risque d’un génocide qui lui vaudrait une condamnation sans appel sur la scène internationale et une crise morale gravissime sur le plan intérieur.

Malgré l’énorme disproportion des moyens matériels et humains, il existe, entre la situation des Palestiniens et celle des Israéliens, une différence majeure qui peut jouer en faveur des premiers.

Les Palestiniens n’ont plus rien à perdre. Après des décennies d’exode et de misère, les négociations ne leur ont rien apporté. Au contraire, ils vivent aujourd’hui dans des conditions matérielles et morales épouvantables, dans la peur constante d’une armée qui les tient à sa merci. La guerre de libération qu’ils ont entreprise, en ultime recours pour faire valoir leurs droits, est donc très mobilisatrice, malgré les sacrifices qu’elle implique.

Rien de tel, en revanche, dans la guerre d’occupation que mènent les soldats israéliens. Eux, au contraire, ont tout à y perdre. La vie, l’intégrité physique, la jeunesse, la santé morale ou mentale. Et, plus simplement, l’espoir d’une existence paisible dans un pays naguère prospère, jusqu’à ce que l’aveuglement de ses politiques le transforme en une terre de désespérance. Rien de très mobilisateur dans ce combat d’arrière-garde, dont un nombre croissant d’Israéliens, dans la rue ou sous le drapeau, comprennent le caractère injuste et vain.

Cette guerre est d’autant plus navrante que chacun des protagonistes connaît bien les conditions auxquelles la paix sera conclue, parce qu’ils en ont déjà défini la plupart des paramètres. En bref? Il y aura deux Etats, côte à côte. La Palestine exercera sa souveraineté sur la Cisjordanie et la bande de Gaza, après le retrait de l’armée israélienne et le démantèlement des colonies juives de peuplement. Israël devra accepter que les Palestiniens établissent leur capitale à Jérusalem-Est. En contrepartie, les Palestiniens devront renoncer à ce que le « droit au retour » de leurs 3,7 millions de réfugiés s’exerce en territoire israélien. L’Etat hébreu annexera quelque 3% de la Cisjordanie, abritant une forte densité de colonies, mais cédera un territoire équivalent à la Palestine. Point.

L’essentiel de ce canevas a été discuté lors des dernières négociations qui ont eu lieu dans la cité balnéaire égyptienne de Taba, en janvier 2001. Ces pourparlers n’ont pu aboutir à un accord. Mais le compromis qui a été ébauché à ce moment-là – et affiné depuis lors – constitue le socle du futur traité de paix: on ne reviendra pas en deçà; on n’ira pas au-delà.

Alors, pourquoi tous ces détours, avec leur cortège de morts, de sang et de larmes? Aujourd’hui, l’illusion de la force, l’enlisement diplomatique et la cécité politique de son gouvernement condamnent Israël au pilotage à vue, sans la moindre perspective (lire notre dossier, pages 48 à 51). La léthargie américaine s’explique en grande partie par des raisons de politique intérieure: le président Bush convoite le vote juif, traditionnellement démocrate, pour les élections de la mi-mandat, qui auront lieu en novembre. La timidité européenne fait le reste, condamnant les protagonistes du Proche-Orient à un face-à-face mortifère dont ils ne peuvent pourtant s’extraire seuls. Un espoir, cependant: que l’aggravation actuelle fasse comprendre à tous qu’on ne peut aller plus loin. Et qu’il faut en finir, dans le bon sens du terme.

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