Toute honte vue

Associant l’art et l’anthropologie, le musée Dr. Guislain, à Gand, s’attaque à un mal insaisissable mais cruel : la honte. Peintures, sculptures, dessins, photographies, vidéos et productions populaires brassent les lieux et les époques.

On chercherait en vain dans l’ouvrage de référence de la psychiatrie, le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), le mot  » honte « . Et pourtant, depuis la nuit des temps et aux quatre coins de la planète, ce douloureux sentiment fait des ravages. Les scientifiques s’accordent même à affirmer qu’il est vécu par l’enfant dès l’âge de 2 ans.  » Avoir honte, écrit le psychiatre Louis Tas, c’est avoir le sentiment d’être nul aux yeux des autres et penser qu’en plus, ils ont raison.  » Terrible regard accusateur. Insupportable culpabilité.

L’exposition du musée Dr. Guislain, avec la complicité des artistes d’hier et d’aujourd’hui, traverse ce territoire de la vie blessée par le fait des jugements. Car la question est vaste. Elle concerne l’individu et même parfois toute une collectivité. Elle peut paralyser, conduire à la mort ou, au contraire, provoquer chez tout un groupe une réaction agressive. Et de citer le sentiment de honte du peuple allemand après la défaite de 1918 qui permit l’hitlérisme. La honte est, enfin, au service de l’obéissance civique, une arme redoutable dont usa abondamment le président Mao en son temps.

Chaque fois, la honte touche l’homme, la femme ou l’enfant… au coeur. La peau se met à rougir, les épaules se creusent. Les mains cachent le visage. Les paupières se ferment, comme le montre un superbe tableau signé Michaël Borremans. Dans une vitrine, le mot  » âne  » inscrit sur une plaquette de bois vernis côtoie une photographie d’un petit écolier portant le fameux bonnet. A leurs côtés, les commissaires ont déposé un morceau de tissu jaune découpé en étoile. Mais dans la dernière salle et dans le noir, le visiteur découvre le film tourné en 1995 par Tracey Emin, Why I Never Became a Dancer. L’artiste y raconte comment, encore enfant, son plaisir à la fois naïf et spontané de la danse avait rencontré le regard d’hommes dont elle avait alors subi toutes les violences physiques et verbales. Mais de la honte, ce film l’a guérie. Elle a alors 32 ans et ce n’est que quatre ans plus tard qu’elle obtiendra l’une des plus hautes récompenses du monde culturel britannique, le Turner Prize. Tout au long du récit, son opus ne montre que les lieux où le drame se passa. Mais à la fin, elle apparaît, trentenaire et joyeuse. Elle danse face à la caméra. L’art serait-il la réponse à la honte ? C’est sur ce point d’interrogation que se clôture l’exposition.

Tout commence au paradis

Dès la première salle, deux panneaux intriguent. On reconnaît bel et bien les représentations d’Adam et Eve que Van Eyck avait disposés aux extrémités du célèbre Agneau mystique. Mais chez le peintre flamand, ils étaient nus. Ici, on les voit habillés de peaux de bête. Cette copie améliorée, peinte par Victor Lagye en 1860, aura pourtant, au nom de la morale, remplacé les originaux et demeurera en place dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand jusque dans les années…1920. Cette première rencontre est judicieuse. D’abord, parce qu’elle rappelle que la culture judéo-chrétienne associe, depuis l’épisode du fruit défendu, la nudité à la culpabilité. Nu, on est fautif. Cette origine du sentiment de honte sera développée au fil du parcours. Elle pointe ensuite le rôle joué par la censure. En 1910, un petit film à usage privé, réalisé à partir de 850 photographies attachées en forme de cercle à la manière d’un rolodex (le mutoscope), est interdit. En cause, non pas le sujet, Adam et Eve, mais la nudité intégrale des deux acteurs. La colonisation exporta de même cette pudeur comme le révèlent alors des oeuvres d’art populaire venues du Ghana, de Turquie et du Mexique. Pourtant, la nudité peut aussi s’exhiber avec fierté comme le révèle les cache-sexe papous et plus loin les sous-vêtements aussi kitschissimes que provocateurs portés par des musulmanes.

Chez nous, la question est depuis longtemps l’objet de controverses sauf dans le cadre des poses académiques admises dans la peinture traditionnelle. En 1898, La fontaine de George Minne provoque le scandale. En cause, la nudité des jeunes adolescents agenouillés. Quelque temps plus tard, surtout à partir des années 1920, la nudité devient synonyme de retour à la nature pure. D’où ces photographies (Willy Kessels) d’athlètes nus et l’apparition des premiers camps de nudistes. Au même moment, un homme se promenant le torse nu sur nos plages était passible d’une amende ! Quant aux femmes, ces mêmes plages leur ont permis d’oser leur corps comme le montre ici une série de cartes postales anciennes et une suite de photographies prises par Seymour Jacobs à Brighton.

Ce regard qui condamne

Eve (que se partagent à la fois la Bible, le Coran et la Torah) demeure celle par qui la honte arriva. Rops peut en rire comme Marcel Duchamp, dont on découvre ici deux kilts pour le moins évocateurs. Mais de la prostitution (Frans Masereel, George Grosz) aux voyeurismes (les photographies de Miroslav Tichy), le régal pour les yeux engendre aussi la honte, que ce soit chez celui qui regarde ou chez le sujet regardé, jeté dans une insoutenable solitude (Berlinde De Bruyckere). Mais alors qu’elle veut se cacher au monde, ses gestes mêmes attirent l’attention sur elle (Julie Scheurweghs). D’autres, au contraire, comme la sud-africaine Zanele Muholi, tirent fierté à s’afficher lesbiennes dans un pays où l’homophobie est généralisée. Ces cas sont rares. Le repli domine. Quand on est pauvre (les photos de Boris Mikhaïlov, 1997), migrant (une toile du XIXe siècle signée Victor Hageman), vieux (la série de portraits d’un rabbin de 90 ans réalisée en 2012 par Sandrine Lopez) ou encore malade. Mais toujours coupables. Alors, on leur coupera les cheveux (dans un film de 1928 sur Jeanne d’Arc, de Carl Theodor Dreyer, qui anticipe sur le sort réservé à ces femmes accusées de collaboration après la Seconde Guerre mondiale). On les forcera à s’agenouiller comme dans la photographie d’une petite écolière sud-coréenne prise par Marco van Duyvendijk, en 1974, ou dans cette représentation interdite en Chine d’un Mao repentant imaginé par les frères Gao. En quittant le musée, peut-être remettrons-nous en question notre propre regard qui juge. Car, après tout, n’est-il pas d’abord l’expression d’une peur ? Celle de la différence dont la création, en effet, nous libère.

Honte, au musée Dr. Guislain. Jusqu’au 29 mai. www.museumdrguislain.be

Par Guy Gilsoul

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