Toujours gai luron

Le père de Rubrique-à-brac s’expose au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme à Paris. Un hommage mérité pour celui qui révolutionna la bande dessinée dans les années 1960-1970. Le Vif/L’Express l’a rencontré.

Et pourtant, depuis, de l’eau a passé sous les ponts et des cases sous les yeux. Il y a même eu, dans les années 1980, des costauds du crayon : Bilal, Tardi, Boucq, Juillard, Schuiten… Auxquels ont succédé Blutch, Guarnido, Larcenet, Sfar, Blain ou Satrapi… Mais il n’y a pas à tortiller de la gomme : quand vous avez entre les mains un dessin de Gotlib, ça vous remonte le moral des chaussettes jusqu’aux zygomatiques. Un trait d’humour, un mouvement d’humeur. Et les souvenirs s’amassent à la pelle : Gai-Luron, Pervers Pépère, Bougret et Charolles, la Coccinelle, et Gotlib lui-même, qui n’a cessé de se portraiturer pour mieux rendre la prétention dérisoire.

Cette évocation d’un autre siècle pourrait n’être qu’une vieille madeleine un peu rance avalée par des quinquagénaires en mal de paradis perdu. Mais non.  » M. Marcel  » plaît toujours à tous. Comme les Marx Brothers, les Monty Python ou Woody Allen, ses références. On le jugera sur pièces lors de l’exposition que lui consacre le musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, à Paris. 176 planches originales réparties en trois temps : la famille, le dessin, l’univers (de la parodie à l’absurde).

L’expo s’ouvre avec un extrait de L’Homme qui rit, de Victor Hugo, roman qui a marqué l’ado Marcel et dont cette phrase, appliquée à Gwynplaine, le héros hugolien, pourrait le définir :  » Etre comique au dehors et tragique au-dedans.  » Une enfance marquée par la guerre, un père mort dans les camps nazis, une adolescence de pensionnaire, la rigolade comme rayon de soleil et le pinceau pour arc-en-ciel. La déconne est sa marque de fabrique, ses potes, son carburant (Bretécher, Mandryka, Gébé…). Il bosse avec Goscinny, invente Gai-Luron et donne vie à  » Jean-Pierre Liégois, jeune lecteur du Var « . Surtout, il s’amuse du pastiche et de la parodie pour mieux s’armer contre un monde toujours prêt à jouer des tours. L’humour pour ne pas être dupe des choses.

Quelques jours avant le début de l’exposition, Le Vif/L’Express s’est rendu chez Marcel Gotlib parler de tout et de rien. Vous savez quoi ? Le moral est véritablement remonté des chaussettes aux zygomatiques. Vous devriez connaître pareille extase pendant la visite de l’exposition. Merci, Marcel.

Le Vif/L’Express : Commençons par le plus important : depuis 2005, un astéroïde porte votre nom, 184878 Gotlib.

Gotlib : Jean-Claude Merlin, un astronome, m’a envoyé un mot pour me prévenir. Je pensais évidemment que c’était une blague. En fait, non. Celui qui découvre un astéroïde peut lui donner le nom qu’il veut. J’ai trouvé ça marrant. Ça a même une certaine gueule.

Une façon, peut-être, de signifier que l’humour est essentiel pour vous : avoir la bonne distance pour regarder les choses de la vie.

L’humour est ce qu’il y a de plus important après le foie gras. J’ai toujours déconné, même étant gosse. Ma mère m’a raconté que pendant les bombardements, dans les caves, je faisais le con devant les gens qui étaient morts de peur. Je les faisais marrer. On peut être drôle et intelligent. Regardez Woody Allen. C’est la base de son travail alors qu’il aborde des sujets sérieux. Arrivé en bout de course, il devient plus grave. C’est l’âge. Je ressens la même chose.

Woody Allen, c’est le premier…

Je n’ai pas de classement. Il y a aussi les Marx Brothers, les Monty Python, par exemple.

Et maintenant, certains vous citent, vous, en référence…

J’ai du mal à le croire, mais je le remarque, oui. Des lecteurs, la cinquantaine passée, me disent que j’ai participé à leur éducation. Les jeunes s’y mettent aussi aujourd’hui. Ça me fait plaisir.

Dans votre autobiographie, J’existe, je me suis rencontré (Dargaud), republiée à l’occasion de cette exposition, vous parlez très rarement de dessins…

J’ai pourtant toujours dessiné. J’ai appris sur le tas. Il paraît que mon oncle maternel, Maurice, que je n’ai jamais connu, mort dans les camps de concentration comme mon père, avait un bon coup de crayon. Pas une fois, je ne me suis dit que j’allais en faire un métier. Les choses de la vie l’ont décidé. J’ai travaillé dans la comptabilité, puis j’ai été lettreur en BD et, après vingt-huit mois de service militaire, j’ai fait la tournée des éditeurs de Paris avec mes dessins. J’ai déposé des planches chez Vaillant et je suis parti en vacances. C’était au début de 1962. A mon retour, les gars de chez Vaillant, qui, plus tard, est devenu Pif Gadget, me cherchaient partout. Voilà comment ça a commencé.

Et déjà dans le comique…

Oui, parce que je suis totalement nul en dessin réaliste. La BD réaliste ne m’intéresse pas, je ne la lis pas et je suis incapable d’en faire. Mieux, et, là, je vais blasphémer : je n’aime pas Hergé. Je préfère Franquin. A la grande époque, dans les années 1950-1960, il y avait deux écoles, représentées par deux journaux : Spirou contre Tintin. Moi, je suis Spirou. Ne pas aimer Hergé, c’était scandaleux. J’ai cru que Goscinny allait me gifler quand je le lui ai dit. Ne le répétez pas, on va me casser la gueule.

Il y a prescription. Et ce n’est pas une honte de préférer Gaston Lagaffe à Tintin.

Et Spirou, et Fantasio… Tout ce qui sortait des doigts magiques de Franquin. C’est vous dire si j’étais heureux de publier ses Idées noires dans Fluide glacial, le journal que j’ai créé en 1975.

Raconter sa vie, est-ce viser la postérité ?

Je n’ai pas arrêté de me raconter. Surtout dans Rubrique-à-brac. Mais toujours avec recul et dérision. Ça m’amuse de me pousser du col, de me dessiner sur un piédestal. Je me grandis parce que je ne suis pas grand-chose.

Tout au long de votre carrière, vous vous êtes amusé à prendre la parole et le crayon pour expliquer le monde. C’est même un des principes des Dingodossiers et de Rubrique- à-brac. D’où vous vient cette conscience de pédagogue ?

Je n’en sais rien. Mais j’ai toujours aimé m’adresser au lecteur. Comme le Pr Burp (NDLR : parodie des émissions animalières de Frédéric Rossif). Je prenais un sujet digne d’être exploité en déconnant. Ça ne veut rien dire de plus. J’aimais bien jouer le rôle d’un mauvais prof. Toutes les conneries que j’ai pu dire sur les animaux, c’était très jouissif.

N’était-ce pas une façon de dire aux lecteurs : ne soyez jamais dupe, prenez du recul, démystifiez ?

C’est possible. Même si l’humour fonctionne ainsi, il ne faut pas forcément regarder derrière le rideau et tout expliquer. Je n’ai jamais eu la prétention de raconter le monde tel qu’il devrait être. Ma seule explication : je travaillais tellement qu’il fallait que je me marre. Je suis tout de même assez content de mon boulot. Mais j’aurais pu faire encore mieux. Je sortais plusieurs pages par semaine : Gai- Luron dans Vaillant, Rubrique-à-brac dans Pilote… Heureusement, il y avait les potes.  » Le gros chouette tas de copains « , comme disait Goscinny.

Peut-on rire de tout ?

Oui, mais il faut le faire avec bon escient, comme disait l’Arménien.

Vous regardez la BD d’aujourd’hui ?

Non.

Voilà qui est clair…

Mais je n’ai jamais été un grand lecteur de BD. Je suis surtout un grand lecteur de romans.

En 2006, vous avez pourtant rendu hommage dans L’Express à Manu Larcenet…

Il a débuté dans Fluide glacial, alors, évidemment, j’ai gardé un oeil sur lui. Ce type a un don. Ce que j’aime, c’est qu’il se cherche à travers la bande dessinée. Il a commencé dans l’humour au premier degré et, petit à petit, il a évolué. Il raconte maintenant des histoires sérieuses et noires (NDLR : Le Combat ordinaire, Blast). Un autre me scie les pattes, c’est Pétillon. Au début, il faisait des dessins terriblement détaillés. Mais ça lui demandait trop de boulot pour l’argent que ça lui rapportait. Il a su changer. Aujourd’hui, ses dessins de presse, dans Le Canard enchaîné, sont simples, précis et très drôles.

Vous voici donc exposé à Paris. Avez-vous été souvent sollicité dans votre carrière ?

Assez peu, finalement. Il y a eu des expos à Angoulême, quand j’ai obtenu le grand prix, à Saint-Malo, et à Bruxelles, au Centre belge de la bande dessinée. Je crois que c’est tout. Et, donc, aujourd’hui au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme. Je suis content, mais ça me fatigue. Cela faisait tellement longtemps que je m’étais mis en veilleuse…

Vous souvenez-vous du jour, dans les années 1980, où vous avez décidé d’arrêter de dessiner ?

C’est venu au fur et à mesure. Je dirigeais Fluide glacial. C’était dur. J’avais deux casquettes, patron de journal et auteur de BD. Je ne dessinais plus qu’une seule page de Pervers Pépère. Et puis j’ai arrêté.

Et vous avez traumatisé des millions de lecteurs…

Je suis désolé.

Les Mondes de Gotlib. Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, Paris (IIIe). Jusqu’au 27 juillet prochain. www.mahj.org.

Propos recueillis par Eric Libiot

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