Toiles de l’être

Un duo joue du piano dans un doux tableau de Renoir. Brusquement, les sours Lerolle s’animent sous la plume vibrante de Dominique Bona. L’éclat de ces muses de l’impressionnisme va pourtant se heurter à une ère peu libérée.

Le Vif/L’Express : Pourquoi cette envie de  » partager la vie de famille  » des filles Lerolle ?

Dominique Bona : J’avoue avoir été happée par ce tableau harmonieux, où Yvonne et Christine Lerolle jouent au piano. Pourquoi Renoir l’a-t-il gardé toute sa vie ? Cette énigme m’a poussée à m’inviter dans cette toile comme dans une maison. Chaque porte s’ouvre sur un personnage ou une histoire. Les filles en sont le fil rouge. Ce sont elles qui nous mènent vers des pièces dérobées et secrètes. J’ai alors découvert une famille et ses amis. Les Lerolle fréquentent d’immenses artistes : Debussy, Gide, Degas, Renoir ou Paul Valéry sont des familiers du foyer.

Digne d’un héros de roman, le père Henry Lerolle en est l’élément phare. En quoi est-il habité par la passion et  » les poisons de l’art  » ?

Ce peintre, tombé dans l’oubli, est très connu à son époque. L’Etat et l’Eglise lui passent de nombreuses commandes. Fascinant, Henry Lerolle pense ne pas avoir de talent, alors il renonce à son £uvre. J’aime sa modestie, sa bonté, son charisme et sa sensibilité. Il aime tant la vie, la peinture et la musique, qu’il pratique en amateur. Cela donne une ambiance particulière à sa maison, le piano y est presque un être vivant. Est-ce sa sensibilité qui lui permet de voir clair dans les artistes de son temps ? N’aimant que l’avant-garde, ce collectionneur possède un instinct de génie. Il repère les impressionnistes, Debussy –  » un frère  » fortement critiqué – et Camille Claudel. Sa maison est celle de tous les arts.

Ses filles les ont  » respirés du berceau au tombeau « . Comment cela a-t-il façonné ces muses, sans pour autant leur éviter les carcans de leur temps ?

Les enfants Lerolle font pleinement partie des dîners et des discussions. Mélomanes, Yvonne et Christine chantent et jouent du piano avec Debussy, qui flirte avec la première et lui dédie des partitions. Elles inspirent ceux qui les entourent. Les s£urs posent pour Renoir, Maurice Denis ou les photos de Degas. Vivre dans un monde, où l’art tient une si grande place, ne confère pas la même vision de la vie. Yvonne et Christine épousent les frères Rouart, qui évoluent dans cet univers, or l’art ne fait pas toujours le bonheur… La société bourgeoise apporte la culture aux jeunes filles, mais il leur est interdit de développer ces dons. Une fois mariées, elles renoncent à tout. Les s£urs représentent ce type de femmes éduquées pour être des épouses et des mères soumises, quitte à être mal aimées. Yvonne et Christine sont broyées par une société qui veut leur bonheur, or elle les conduit à un destin frustrant.

Plus qu’un portrait de deux s£urs, cette bio décrit-elle la fin d’un monde ?

Oui, le monde disparu d’une bourgeoisie française qui plaçait l’art, et non l’argent, au-dessus de tout. Ce livre marque aussi la fin d’une ère, où les artistes vivent ensemble. Ce dialogue est bénéfique, tant ils se nourrissent mutuellement. On peut regretter cet esprit, qui ne se consacre qu’à la musique et à l’écriture de belles phrases. Mes biographies évitent de donner des cours d’histoire, mais parfois les événements historiques bouleversent mes héros. Ici, l’affaire Dreyfus déchire les familles et la Première Guerre mondiale marque la fin de l’insouciance. Malgré leur sort, les s£urs Lerolle s’inscrivent dans notre héritage artistique. L’histoire de leur famille se retrouve dans la Pléiade ou les grands musées. Yvonne et Christine font désormais partie du patrimoine français. Le vertige de cette toile est qu’elle se pare uniquement de lumière, or son histoire cachée est teintée d’ombres.

ENTRETIEN : KERENN ELKAÏM

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