THÉATRE

Bureau national des allogènes, de Stanislas Cotton, dissèque la rencontre entre un demandeur d’asile et un fonctionnaire. Une magistrale « comédie poético-politique de notre temps », bien loin de tout cliché

Rigobert Rigodon est fonctionnaire au Ministère national des allogènes (on dit aussi l’Office national des étrangers, le centre de tri, la gare de triage…), interrogateur au bureau 7, sixième étage, extension 214. Pas franchement un sale type, ce Rigodon, qui aime sa femme, son petit garçon, passe ses vacances en Espagne. Juste le commun des mortels (un « CCC: costume, cravate, cartable »). Il fait son boulot: « Reprenons, Hamidou, dans mon livre, il n’y a plus la guerre chez vous! Allez, on va te raccompagner chez toi ». Il observe le règlement, « tamponne persona non grata, envoie paître en d’autres lieux, retourne à l’envoyeur ». Et lucide, aussi, lui qui se demande s’il a du coeur, qui ironise sur ce « gratin du monde » qu’est l’Occident: « Ici, l’assiette n’est plus mise sur la table pour celui qui s’est perdu sur les chemins. On a compté les bouches à nourrir. C’est autant, pas une de plus. Les autres on s’en tape. » Même si « Nul n’empêchera jamais celui qui risque sa peau ou crève la faim de chercher ailleurs l’endroit de sa vie ».

A qui le tour? Justement, au numéro 66, accompagné de sa femme et de son enfant. Barthélemy Bongo qui, par la simple question « Je viens demander si, en tant qu’être humain, je peux rester ici », va cristalliser les doutes, la mauvaise conscience latente du fonctionnaire. Rigodon, le « rouage enroué », se jettera de la fenêtre des toilettes…

C’est post mortem qu’il narre cette rencontre, qui sera, ensuite, racontée par Barthélemy Bongo, de son point de vue à lui. Lui qui vient d’une région sèche, il s’étonne qu’ici, personne ne coure les bras levés en remerciant Dieu lorsqu’il pleut, qu’on lui demande son nom sans le saluer ou donner le sien en échange. Il sait juste lire les chiffres, « Coca-cola » et « Marlboro », et espère que son petit garçon s’instruira. Il a, lui aussi, comme Rigodon, sa « bête endormie » qui vient hanter ses cauchemars. Il a tué un des soldats qui venaient piller son village. Dans un petit sac qu’il porte autour du cou, il a emporté les phalanges du mort, reliques qui sauront lui faire comprendre quand l’âme de celui-ci lui aura pardonné. Refusée, la demande de Barthélemy Bongo, lui qui est « l’ombre portée de l’autre part du monde », qui craint de marcher encore des années…

Ce Bureau national des allogènes, de l’auteur belge Stanislas Cotton, est magistral. Parce qu’il se situe à des années-lumière de tous les clichés propres au sujet traité, et que, loin du manichéisme, il présente avec une extraordinaire subtilité les différences culturelles et les similitudes d’hommes dissemblables, avec leurs contradictions, leurs désirs, leurs aspects beaux et détestables. Des êtres humains, quoi. Et, surtout, parce qu’il pose des questions ardues, riches, essentielles: « Comment se raconte l’histoire d’un homme? »; dans ce monde, dans ce pays, dans cette vie, « Qu’est-ce qu’on fait? Qu’est-ce que je fais? ».

Dans un décor simple – un panneau constitué de centaines de photos de visages – et efficace de Christine Delmotte, qui signe aussi la mise en scène, deux magnifiques comédiens incarnent le sud et le nord, créent une forte caisse de résonance à la complexité, à la dualité du monde et de l’être humain: Michelangelo Marchese, passant avec virtuosité de la tendresse à la dérision et au cynisme, de commentaires salaces à la torture mentale; et Ansou Diedhiou, dont la voix magnifique lance chants et incantations, qui discourt en wolof, en mandingue, et nous fascine à chaque instant, comme son compagnon.

Longtemps actif au sein du Jeune Théâtre belge, Stanislas Cotton se consacre aujourd’hui uniquement à l’écriture. « J’écris du théâtre pour les gens d’aujourd’hui », dit-il. Sa démarche?: « Se colleter avec la vérité quotidienne, de l’homme qui couche dans la rue à celui qui sniffe des lignes de cocaïne en donnant des ordres de bourse, des femmes violées de Bosnie aux enfants déchiquetés du Rwanda, des ouvriers orphelins de labeur aux hommes qui inventent des machines qui travaillent… Les vérités humaines méritent bien que l’on se collette avec elles, avec l’envie, le désir, le plaisir, l’amour et la haine, la guerre et la vanité des choses… C’est un combat qui vaut d’être mené. »

Une vision qui rejoint celle de la metteuse en scène Christine Delmotte, séduite par les qualités d’écriture de la pièce, mais, surtout, par « la richesse des situations et par les résonances que ce texte amène par rapport à notre époque. Il y a des thématiques qu’on ne se lasse pas de traiter, parce qu’elles laissent un trou béant dans notre bonne conscience chaque fois qu’on y pense. La façon dont nous résoudrons cette immense question de l’accueil des demandeurs d’asile des quatre coins du monde sera déterminante pour notre humanité. Le coeur nous dit certaines choses, la raison nous en souffle d’autres. Et le théâtre et ses histoires peuvent nous éclaircir, nous guider dans nos tâtonnements en ces matières. »

Bruxelles, Théâtre de la Place des Martyrs, jusqu’au 25 mars. Tél.: 02-223 32 08.

Elisabeth Mertens

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