Terre agricole, nouveau lingot d’or

Depuis la crise des valeurs boursières, les terres de culture sont plus que jamais une valeur refuge. Les investisseurs, comme Albert Frère, se bousculent au portillon. En dix ans, la plus-value a dépassé les 100 % ! Un bon filon ? Notre enquête.

Chez les fermiers, l’info n’est pas passée inaperçue. En janvier dernier, L’Echo révélait qu’Albert Frère avait regroupé ses bois et ses terres au sein d’une nouvelle société anonyme, pompeusement baptisée Domaines Frère-Bourgeois. En tout, plus de 1 000 hectares. La société s’occupe de l’exploitation de culture betteravière, fourragère et céréalière, ainsi que d’élevage de vaches, de chevaux et de moutons. Albert Frère, gentleman farmer ?  » On entend pas mal parler de lui, ces derniers temps, dans le milieu agricole « , avoue Anne-Sophie Janssens, à la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA).

L’intérêt rural croissant de la famille la plus riche de Belgique est aussi commenté sur les forums d’agriculteurs : on y évoque l’acquisition de dizaines d’hectares, à 50 000 euros l’unité, dans la région de Mettet, proche de Gerpinnes où le baron réside.  » Albert encore sur ce coup ? « , s’étonnait un internaute, il y a plusieurs semaines. Si Frère agrandit son patrimoine foncier agricole et le concentre au sein d’une même société, ce n’est sans doute pas un hasard. Cet investisseur au nez fin y voit un bon filon, à l’heure où les valeurs bancaires fluctuent au gré de la crise de la zone euro. Et si Frère le fait…

 » Avec la chute boursière, on a assisté à un retour vers des valeurs réelles, comme l’or, les oeuvres d’art mais aussi la terre « , analyse le patron d’un grand établissement financier qui, lui-même, investit dans les biens agricoles, à la fois par passion et pour diversifier son patrimoine.  » La terre agricole est devenue le nouveau lingot d’or « , résume Etienne Beguin, notaire à Beauraing et professeur à l’UCL. Depuis 2008, celui-ci reçoit de plus en plus de requêtes d’investisseurs qui veulent acquérir quelques dizaines d’hectares. Yves Lange, le patron du comptoir foncier de Huy confirme :  » Même si cela reste marginal, nous enregistrons, depuis quatre ou cinq ans, une demande d’un nouvel investisseur environ tous les quinze jours. Nous n’avions jamais vécu cela avant 2008. Ce sont des gens qu’on ne voyait pas sur le marché auparavant.  »

100 % en dix ans !

Significatif : les prix ont tendance à exploser depuis quinze ans. Et la crise de 2008 a renforcé cette tendance. C’est en tout cas le sentiment général chez les agriculteurs et les notaires. Mais il est difficile de l’objectiver pour ces dernières années, car les statistiques officielles s’arrêtent en 2007.  » Au-delà, l’Institut national de statistiques n’a plus cru bon de publier l’évolution du prix moyen des terres agricoles, déplore Philippe Janssens, le boss du bureau d’études immobilières Stadim. On a évoqué le respect de la vie privée, car les chiffres ventilés par commune permettaient d’identifier les vendeurs, lorsqu’il n’y avait qu’une ou deux ventes par commune.  »

Bref, depuis le milieu des années 1990, la hausse est continue. Le prix moyen d’une terre de culture a ainsi grimpé de 11 971 euros l’hectare, en 1997, à 22 549, en 2007 : près de 100 % en dix ans ! Et après ?  » A mon avis, ces cinq dernières années, les prix ont augmenté de 60 % en moyenne « , soutient Philippe Janssens. La hausse serait donc plus exponentielle que jamais. Quel investisseur censé peut ignorer une telle plus-value ? Seuls l’or et l’argent, dont les cours ont doublé entre 2007 et 2012, peuvent rivaliser avec une si belle courbe.

Ces moyennes cachent de grandes disparités.  » En Wallonie, je pense que les prix les plus bas se trouvent dans les régions de Gedinne ou de Chimay, avec des pâtures à 10 000 ou 15 000 euros l’hectare, et les plus élevés en Brabant wallon et dans la Hesbaye, avec des terres de culture à 45 000, voire 50 000 euros l’hectare « , commente Yves Lange. Cela reste moins cher qu’en Flandre où les prix atteignent 75 000 euros l’hectare, mais le territoire y est plus étroit et plus densément peuplé.

La terre agricole n’est pas un investissement comme un autre, car on parle ici forcément de long terme, mais elle offre bien des avantages.  » C’est une valeur sûre, explique Anne-Sophie Janssens. Non seulement les prix ne cessent de grimper, mais la terre est aussi valorisée par le travail de l’agriculteur qui entretient le bien en bon père de famille. Les charges foncières ne sont pas très élevées. Le risque est quasi nul. Quant au rendement – que le propriétaire soit bailleur ou lui-même exploitant – il n’est pas moins élevé que celui d’un compte épargne actuel…  » Les agriculteurs locataires sont, en outre, réputés bons payeurs.

La spéculation enfle

Par ailleurs, si le propriétaire exploite lui-même la terre, ses héritiers ne payeront aucun droit de succession, pour autant qu’il y ait un maintien de l’activité, de l’emploi et des investissements. C’est ce que font généralement les grands propriétaires, comme les familles Frère ou Boël, en ayant recours à des sociétés de service agricole ou en créant une société spécifique. Ils ne doivent même pas en faire leur activité principale. Ils bénéficient, en fait, du régime des donations d’entreprises qui sont exemptes de droits de succession. Ce privilège, accordé au départ aux agriculteurs pour qu’ils puissent pérenniser leur exploitation via leurs héritiers, intéresse désormais les investisseurs.

Le marché est néanmoins plutôt cadenassé, car les terres à vendre restent rares. En cause ? Le bail à ferme (lire l’encadré ci-contre), qui concerne 70 % – un chiffre stable depuis des décennies – des 700 000 hectares de terres agricoles wallonnes.  » Comme ce bail très contraignant bloque l’arrivée des terres sur le marché, la demande devient beaucoup plus importante que l’offre, observe Etienne Snyers, président de l’association des propriétaires ruraux de Wallonie (NTF). Ce qui se répercute inévitablement sur les prix. Il y a là un certain danger.  »

La crainte de voir la spéculation enfler est réelle.  » La pression foncière est de plus en plus forte, reconnaît Philippe Burny, professeur d’économie rurale à la Faculté d’agronomie de Gembloux. La terre elle-même se raréfie. Avec l’urbanisation, on a dépassé le seuil de 20 % du territoire bâti. Les plans de zoning industriels et économiques se sont multipliés.  » Les prix ne grimpent même plus seulement aux abords des villes.  » Désormais, tous les terrains qui se trouvent au nord du sillon Sambre-et-Meuse voient leur valeur déterminée en fonction d’une urbanisation potentielle « , soutient Xavier de Munck, secrétaire général de NTF.  » En Brabant wallon, la demande de loisirs fait grimper la valeur foncière agricole, notamment les familles qui ont des chevaux « , explique le notaire Beguin. Dans la province de Luxembourg, la proximité du Grand-Duché a un effet buvard, car les prix des terres y sont encore bien plus élevés que chez nous.

Risque de bulle ?

 » Cela devient problématique, estime Renaud Grégoire, notaire à Moha, en région liégeoise. Aujourd’hui, la valeur d’investissement de la terre est tout à fait disproportionnée par rapport à sa valeur agricole.  » C’est au point qu’on n’hésite plus à évoquer le risque de bulle.  » Comme pour l’immobilier classique « , sourit le Pr Burny. Une crainte exagérée ? Au Danemark, le prix des terres a brusquement chuté, il y a trois ans. Il avait doublé les quatre années précédentes, atteignant des niveaux assez semblables à ceux de la Belgique aujourd’hui.

Signe des temps : les fonds de placement s’intéressent de plus en plus aux terres de culture. Pas encore en Belgique, mais déjà en Europe. En avril dernier, des fermiers roumains ont vivement dénoncé la mainmise de sociétés multinationales sur 6 % des terres cultivables du pays. Parmi celles-ci, des fonds de placement comme l’allemand Nord-Capital. En Roumanie, cinquième pays européen en termes de superficie agricole, les prix à l’hectare ont aussi explosé ces dernières années.

L’accaparement des terres par ces nouveaux investisseurs devient préoccupant, car il empêche les jeunes qui se lancent dans l’agriculture de devenir propriétaire. Ils n’en ont plus les moyens.  » On se dirige de plus en plus vers une agriculture où les fermiers ne possèdent plus eux-mêmes la valeur terre, mais sont les employés de grands propriétaires terriens étrangers au monde agricole « , s’inquiète Carlo Di Antonio (CDH), le ministre de l’Agriculture wallonne.

En Flandre, le Boerenbond semble résigné. Lors des dernières commissions de fermage, le puissant syndicat agricole a consenti des augmentations du plafond des loyers plus élevées que dans le sud du pays. Justification : les terres cultivables étant de toute façon devenues inabordables pour les agriculteurs, il faut inciter les propriétaires à signer des baux avec ceux-ci lorsque la terre devient libre. Le discours n’est pas le même côté wallon. Pour preuve : un projet de banque foncière publique est sur le point d’être finalisé par la Région wallonne (lire l’encadré ci-dessous).

THIERRY DENOËL

 » Ces cinq dernières années, les prix ont augmenté de 60 % en moyenne « 

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