Tempête à l’ULB
Plaintes pour harcèlement, grogne dans le personnel, rumeurs et claquements de portes: ça chauffe à l’Université libre de Bruxelles
Malaise à l’ULB? Ces jours-ci, le mot circule sur beaucoup de lèvres. Le lundi 25 février, le syndicat CGSP (socialiste) a prévu un arrêt de travail pour dénoncer le « mépris du personnel ». Par la voix de son président, Robert Tollet, le conseil d’administration est obligé de se justifier devant les médias. Ceux-ci sont alertés par l’une de ces montées d’adrénaline dont l’Université libre de Bruxelles – une véritable institution – est coutumière. En cause: le fonctionnement général de l’organisation, qui compte parmi les plus gros employeurs de la capitale, et, en particulier, celui de son administration centrale. Les conditions de travail se dégradent, dit-on. Les cas de harcèlement moral sont anormalement élevés et, fait nouveau, ils font l’objet de plusieurs plaintes devant les tribunaux, concentrées en quelques semaines à peine.
Dans la foulée, les langues se délient, souvent sous le couvert de l’anonymat. « A l’ULB, estime le sociologue Claude Javeau, tout le monde a le pouvoir. Mais personne n’a l’autorité. » Résultat: de petits conflits de personnes s’enlisent, les responsabilités ne sont pas toujours clairement définies et le climat tourne à la mauvaise humeur. N’en déplaise à la directrice des ressources humaines, Françoise Prevot, pour qui « l’université est l’employeur idéal, qui forme, aide, protège et est à l’écoute de son personnel ».
Pointe de l’iceberg
Ces « cas » sociaux sont l’indice d’un malaise. La pointe de l’iceberg. « C’est vrai, dit un professeur de renom. Encore faut-il en décortiquer les causes, sous peine de faire des amalgames et de tomber dans le poujadisme. Au sommet de la hiérarchie, c’est sûr, le pouvoir n’est pas assumé avec assez d’autorité. D’autre part, le profil des chefs de service est rarement adéquat. Et quand ceux-ci sont à la hauteur, ils ne sont pas assez soutenus par les autorités. Enfin, il y a bien trop de rigidités parmi les membres du personnel, y compris parmi les enseignants. Trop de potentats et de féodalités. »
Les motifs d’insatisfaction grandissent dans de nombreux services de l’administration centrale. Comme aux inscriptions, par exemple, un lieu d’accueil où l’ambiance de travail est jugée détestable par les syndicats. Au total, toutefois, c’est le département des infrastructures – chargé de la maintenance des bâtiments, des investissements et de la surveillance des campus – qui décrocherait la palme des dysfonctionnements. « Oui, je sais. C’est dans mon département qu’il y a le plus de tracas, déclare le directeur général Jean-Luc Mahieu, l’un des « piliers » de l’administration. Mais je ne recense des problèmes qu’avec une poignée de membres du personnel. Ils méconnaissent généralement leurs devoirs. » Récemment, des cadres qui assuraient le suivi d’un important investissement, à Gosselies, ont été mutés, marginalisés et privés de leur outil de travail, malgré de brillants états de service durant plus de dix ans. L’un d’eux dénonce aujourd’hui une rupture de contrat et plaide notamment le harcèlement moral devant les tribunaux.
Dans le même département, des agents du service de surveillance et leur ancienne chef de service ont également déposé des plaintes en justice. Depuis les attentats à la bombe de la fin des années 1980 (plusieurs brûlés graves dans un auditoire du campus du Solbosch), il faut dire que le thème de la sécurité sur les campus à l’ULB fait régulièrement l’objet de controverses. Ces dix dernières années, ce service de surveillance a vu défiler quatre chefs successifs. En théorie, aujourd’hui, les consignes semblent claires. La position officielle de l’université a été rappelée plusieurs fois, ces derniers mois: il s’agit bien d’assurer la prévention, l’accueil et la convivialité. En aucun cas, les gardiens ne doivent se muer en agents de police et « le service de surveillance de l’ULB ne relève donc en rien de la loi Tobback », qui réglemente les activités des services de gardiennage privés, martèlent les autorités de l’université. Telle est la doctrine. « Dans les faits, convient un proche de la direction, il faut admettre que le rôle des gardiens est sans cesse réinterprété. » Simples stewards? Ou agents de sécurité chargés d’interpeller de petits dealers de drogue et de contrôler l’identité des fauteurs de troubles?
Depuis des mois, deux de ces « appariteurs », comme on les nomme, sont en conflit ouvert avec leur employeur. Les deux rebelles n’acceptent pas les nombreux rappels à l’ordre de leur chef-surveillant, dont l’arrivée à l’ULB avait provoqué une brève polémique. Cet ancien responsable de la sécurité de City 2 (une galerie commerçante du centre de Bruxelles) est en effet au coeur d’une instruction judiciaire. Présomption d’innocence, répond l’ULB. « Les deux gardiens qui se plaignent n’ont pas accepté de se soumettre à ce que nous leur demandions, disent les responsables du personnel. Actuellement, le nouveau chef travaille efficacement. Son service répond à l’attente générale. » Il n’empêche: dans les couloirs des facultés ou de l’administration, de nombreuses personnes s’étonnent qu’on ait laissé pourrir de telles situations. D’autres estiment que le cordon ombilical aurait dû être tranché depuis belle lurette. Mais, à l’ULB, comme dans d’autres universités, la mobilité sociale est peu élevée et les méthodes de gestion utilsées ne sont pas nécessairement celles qu’on y enseigne.
Depuis quelques années, il est vrai, l’ULB ne licencie peu ou prou. Pourtant, « une organisation qui tolère l’impunité court à la ruine », commente un enseignant. Les autorités universitaires préfèrent éviter l’affrontement avec les syndicats. Et ceux-ci abusent de réflexes corporatistes. Pour améliorer le rendement de ses chercheurs, un responsable scientifique souhaitait récemment déplacer une secrétaire, chargée d’épauler un seul professeur. Ce mauvais partage du travail se faisait au détriment des autres secrétaires du département. Pour continuer à bénéficier de sa rente de situation, la secrétaire en question a plaidé le… harcèlement moral de son supérieur hiérarchique, soucieux de l’affecter à d’autres tâches. Elle a été brièvement défendue par des délégués syndicaux, finalement forcés d’admettre l’absurdité de la situation. Mais pour un conflit résolu, combien ne restent-ils pas en souffrance?
Apparemment, un mauvais exercice du pouvoir explique pas mal de difficultés, regrettables au sein d’une institution à ce point symbolique, qui fabrique du savoir. Serait-ce la faillite du système de cogestion hérité de mai 1968? Depuis lors, la fonction d’administrateur général, chargé de la gestion quotidienne, a été purement et simplement supprimée. Au contraire de l’Université catholique de Louvain ou de l’Université de Liège, par exemple. Bien sûr, la concertation existe à tous les niveaux. Pour aborder des questions liées à l’hygiène, la sécurité ou… le stress! Dans un esprit de participation des étudiants et des diverses catégories de personnel, tous les problèmes importants remontent ensuite au conseil d’administration, dont tous les membres sont élus. « C’est un lieu étonnant, confie un membre du CA. Par je ne sais quelle alchimie, le président Tollet parvient à gérer toutes les crises. Mais il contourne souvent les problèmes, les reporte à plus tard. Au total, on peut se demander quel est le cap à suivre. »
De 1986 à 1995, le libéral Hervé Hasquin, président du CA après avoir été recteur, a répondu à sa manière aux carences de l’époque. Autoritaire, il gérait… tout. L’actuel chef du gouvernement de la Communauté française contrôlait la moindre décision, descendait sur les chantiers en construction, prenait un plaisir non dissimulé à remettre au pas les ouvriers comme les ingénieurs ou les professeurs et n’hésitait pas à licencier les rebelles. Bien sûr, une telle méthode avait ses contradicteurs. Le pouvoir était concentré dans un petit nombre de mains. La transparence n’était pas forcément au rendez-vous. D’aucuns regrettaient le manque apparent de démocratie.
Pour des raisons personnelles et idéologiques, le socialiste Robert Tollet – une brillante « machine » intellectuelle – a imposé un autre style. « Hasquin était interventionniste. Son successeur attend qu’on lui soumette un problème », remarque un directeur d’administration. Il y a trois ans, l’actuel président de l’ULB a utilisé les moyens du bord pour tenter un ambitieux aggiornamento. Il a souhaité raccourcir les procédures de décision, évité d’être impliqué dans chaque décision de gestion quotidienne et confié de plus grandes responsabilités à un comité de neuf directeurs d’administration, nommés aussi « coordinateurs » (finances, ressources humaines, infrastructures, etc.). Aujourd’hui, beaucoup d’acteurs ou d’observateurs conviennent que cette réforme administrative crée davantage de problèmes qu’elle n’en résout.
La dilution du pouvoir
« Bref, l’ULB est malade du pouvoir », résume un professeur. Le poids de l’administration a incontestablement augmenté. « On a relâché la bride sur de petits généraux (les coordinateurs, NDLR) et regardez ce que cela donne! » commente un nostalgique de la période Hasquin. Quand ils ne sombrent pas dans une attitude jugée trop autoritaire, tentés de se constituer des « baronies » d’une autre époque, ces directeurs ou leurs adjoints semblent parfois désemparés et renoncent à prendre leurs responsabilités, d’où la masse incroyable de règlements… qui ne sont jamais appliqués. Certaines des décisions stratégiques qu’ils prennent (ou non) devraient l’être à un niveau supérieur. En un mot, le pouvoir est devenu anonyme. Ce qui facilite les dérapages, crée des ressentiments et mine l’efficacité.
La dilution du pouvoir
« Globalement, les universités sont devenues un lieu de malaise, estime Claude Javeau, auteur d’un ouvrage sur la question. Pour trois raisons. Un: avant tout à la recherche de débouchés, le nombre d’étudiants a gonflé de manière exponentielle. Deux: il est de plus en plus difficile de recruter des professeurs ou des assistants. La carrière n’est plus ce qu’elle était. Pour les nouveaux entrants, elle ressemble désormais à un parcours du combattant, qui nécessite l’allégeance à un système de pensée. Trois: malgré les derniers accords politiques, les problèmes de financement restent récurrents. Ce qui transforme les responsables de faculté en patron de PME, toujours en quête d’argent. »
Comme beaucoup de services publics – l’ULB relève du secteur privé, mais elle est subsidiée par les pouvoirs publics et son personnel a un statut comparable à celui des fonctionnaires -, l’université bruxelloise ne trouve pas la solution à une équation maudite: il existe un important décalage entre son mode de fonctionnement de plus en plus bureaucratique et les exigences de performance et de productivité dues à un environnement très concurrentiel (la rivalité des autres universités, y compris étrangères, et celle des hautes écoles). L’ennui, c’est que le coût social de ces efforts d’adaptation n’est pas réparti de manière équitable. Exemple: de jeunes professeurs croulent sous les mémoires d’étudiants pendant que certaines services de l’administration sont incapables de se conformer à l’horaire de travail « 9 heures/17 heures » et que « de vieux profs ont pris le maquis, planqués et surprotégés », ironise l’un d’eux.
Autre illustration: l’université abrite de brillantes et enviées « poches » de dynamisme, de créativité et de mobilité sociale… mais elle favorise aussi l’émergence de véritables « kystes » sociaux, où les bagarres internes sont aussi épiques que des conflits familiaux. Les tensions des dernières semaines sont là pour en témoigner. Aujourd’hui, pourtant, l’ULB est bien obligée de briser certains tabous.
Philippe Engels
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