© LAMARCHE/TURINE

Témoignages de la première vague

Le festival VTS, à Stavelot, propose de partager Traces, le projet mené par Caroline Lamarche et Gaël Turine afin de fixer le souvenir de la vague initiale de la pandémie vécue par le personnel des hôpitaux Iris-Sud, à Bruxelles.

« Ce qui m’a marqué, c’est la solitude, celle du soigné et celle du soignant. » « J’ai pour habitude de serrer la main, et cer- taines familles, pour se sentir soutenues, nous prennent dans leurs bras. J’ai parfois eu l’impression de paraître froide du fait que ces gestes étaient interdits. » « Le secret, c’est de se concentrer sur ce qu’on est occupé à faire sur le moment même. Il faut se concentrer car les images peuvent vous faire perdre pied. » « Cette focalisation sur le rendement, cette déshumanisation, c’est quelque chose qui me bouffe. »

Les mots sont forts, sincères, sans détour. Ils sont ceux d’infirmières et infirmiers, d’agents d’entretien, de médecins, d’un préparateur à la morgue, d’un brancardier, d’employés en cuisine, d’une chargée de communication, d’un kiné ou de psychologues travaillant aux hôpitaux Iris-Sud, qui regroupent quatre sites à Forest, Ixelles, Anderlecht et Etterbeek. Ils ont accepté de témoigner et de se faire tirer le portrait au sortir de la première vague de la Covid-19, à l’été 2020. Un projet collectif, intitulé Traces et mené par l’écrivaine Caroline Lamarche (lire aussi sa chronique en page 85), pour les mots, et par le photographe Gaël Turine, pour les images. Initié par des membres de l’équipe, Déborah Cordier, Delphine Jarosinski et Chiara Moncada et censé, à l’origine, aboutir à un livre distribué uniquement au sein du personnel d’Iris-Sud, Traces a débordé du milieu hospitalier pour porter ces témoignages précieux au grand public, également à travers une lecture-projection et une exposition (1).

Ils étaient libres d’être comme ils l’entendaient, de ne pas devoir jouer un rôle, de ne pas devoir atténuer quoi que ce soit.

Solidarité et combat

« Le but au départ était vraiment de garder une mémoire de cette première vague de Covid, quand on pensait encore qu’il n’y en aurait peut-être pas d’autre, mais aussi de remercier les travailleurs de l’hôpital, explique Caroline Lamarche. Les témoignages ont d’ailleurs une couleur très particulière, marqués par la solidarité, le combat. » L’ écrivaine, prix Goncourt de la nouvelle en 2019 pour Nous sommes à la lisière, a récolté une centaine de témoignages, écrits ou vocaux, dont elle s’est imprégnée pendant un certain temps avant de véritablement commencer le travail. « Je n’ai pas changé un mot, souligne-t-elle. J’ai juste pris leurs textes ou retranscrit leurs paroles. Dans ce que j’ai reçu, il y avait par moments de véritables récits, ou des moments de récit, qui étaient très puissants et qu’il suffisait d’isoler, de choisir et de monter. C’est différent de l’écriture d’un roman même si, dans un roman personnel, il y a toujours un travail de montage: des déplacements de blocs, une recherche de la place des mots et des phrases. C’est un aspect du travail qui me fascine: agencer, provoquer des chocs et des rencontres entre différents éléments. »

Témoignages de la première vague
© LAMARCHE/TURINE

Alors que Caroline Lamarche a travaillé essentiellement à distance, Gaël Turine, pour réaliser les portraits (145 au total), était « dans la gueule du lion », installant un studio dans chacun des sites des hôpitaux Iris-Sud et invitant les membres du personnel à exprimer « ce qu’ils avaient envie de raconter avec leur corps, leur regard, leurs mains, leur visage, de ce qu’ils avaient traversé ». « Les séances de prise de vues étaient ritualisées, pointe Gaël Turine. Elles démarraient systématiquement par un entretien, assez court. Je n’avais qu’une demi-heure avec chaque personne. Et puis, à un moment, je signifiais que la prise de vues commençait et j’imposais un certain silence dans la pièce. La seule indication technique que je donnais était qu’ils devaient rester dans une zone d’à peu près un mètre carré devant le fond noir, et dans la lumière. »

Travaillés avec un seul spot et un réflecteur, les portraits évoquent par certains aspects la peinture de la Renaissance italienne et l’iconographie chrétienne de la douleur et du recueillement, en particulier celle liée à la Passion du Christ. Et pourtant, les attitudes sont tout à fait spontanées. « Ils étaient libres d’être comme ils l’entendaient, souligne Gaël Turine, et je pense que cette liberté-là, de ne pas devoir faire semblant, de ne pas devoir jouer un rôle, de ne pas devoir atténuer quoi que ce soit, a participé à la confiance qu’ils ont eue dans ce projet, parce que, mine de rien, ça signifiait que l’institution validait leur état. »

Images et mots ont ensuite été rassemblés dans un livre dédié à trois membres du personnel emportés par la Covid et distribué au personnel. C’est Pascal Chabot, philosophe belge également coauteur du documentaire Burning Out, dans le ventre de l’hôpital – mettant en avant, bien avant la pandémie, l’épuisement du personnel hospitalier pris dans une logique de productivité – qui, invité à signer la préface, a proposé que l’ouvrage soit rendu public. Un geste de partage, qui est aussi un geste politique. Parce qu’il faudra, en dehors de l’hôpital, parmi les décideurs, qu’on se souvienne et qu’on tire les leçons de ce que cette première vague a révélé.

(1) Traces: lecture-projection suivie d’un débat le 3 juillet à 16 h à l’abbaye de Stavelot dans le cadre du Festival VTS ; exposition (gratuite) du 1er au 11 juillet et du 1er au 29 août à la chapelle de Boondael, à Ixelles. Le livre est édité chez Luc Pire.

Exprimer avec le corps, le regard, les mains, le visage, le face-à-face avec la pandémie.
Exprimer avec le corps, le regard, les mains, le visage, le face-à-face avec la pandémie.© LAMARCHE/TURINE

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