" Quand on aborde le sujet, on sent qu'on dérange. "Victime", c'est un vilain mot. " © HATIM KAGHAT

Tanguy :  » Accueillir des migrants me booste « 

Barricadé derrière un détachement apparent, Tanguy n’a pas encore pu, ni su, ouvrir grand les vannes de ses émotions. Ce passage sans doute obligé, il l’espère et le redoute. C’est quand, la sérénité ?

Depuis quelques semaines, j’accueille des migrants chez moi. Les pauvres, on ne leur aura rien épargné : l’enfer d’un voyage du Soudan jusqu’ici, puis leur atterrissage dans la périphérie flamande, dans une maison où vit un couple d’hommes. Je ne sais pas s’ils l’ont bien compris.  » Tanguy rit, parce qu’il rit toujours. Sauf le 22 mars 2016, lorsqu’il est sorti vivant mais blessé d’un aéroport lacéré par deux bombes. Héberger chez lui ces voyageurs particuliers est un pied de nez. Pour eux, il cuisine halal. Certains disent que des djihadistes se cachent parmi eux ? C’est sa pirouette face au mauvais sort, son acte de foi. Même s’il ne le dit pas.  » Je rêverais de subir une visite domiciliaire, sourit-il. Ça me booste d’accueillir des réfugiés chez moi.  »

Dans quelques jours, il repartira en voyage de fin d’études avec sa classe d’élèves infirmiers. Comme il y a deux ans, même lieu, même contexte.  » Je dois être à l’aéroport avant l’aube. Les terroristes ne frappent pas à cette heure-là. Et je rentrerai à 23 h 30. A ce moment-là, c’est bien connu, ils dorment.  »

Le jour des attentats lui paraît proche et lointain à la fois. Il assure qu’il va bien, même si le bruit l’insupporte de plus en plus et qu’il a l’irritabilité facile. Au fond de lui, il ne pense pas être guéri à 100 %. Son étiquette de victime lui colle à la peau mais il n’y a plus guère de place pour en parler.  » Quand on aborde le sujet, on sent qu’on dérange, glisse-t-il. « Victime », c’est un vilain mot. Il y a quelque chose d’avilissant dedans « . En vacances à la montagne, Tanguy est réveillé toutes les nuits à 5 heures. A chaque avalanche déclenchée par détonation, il est en pleurs.

Les psychologues, dont il a longtemps hésité à pousser la porte, ne l’auront pas accompagné bien longtemps.  » Ce que vous avez mis en place, c’est très bien pour survivre. Mais ça va se fissurer, le prévient la première. Il est temps d’ouvrir les vannes de vos émotions et ça va être douloureux. Vous agissez en robot. Vous parlez des attentats avec détachement, comme si vous ne les aviez pas vécus, ou alors, en spectateur.  » Bien vite, dès lors que Tanguy ne redoute ni l’aéroport ni l’avion, cette psy passe le relais.

Une autre thérapeute, spécialisée en stress post-traumatique, tente de le convaincre d’accepter l’inacceptable. Mais comment fait-on ?  » Regardez une mouche enfermée dans un bocal, illustre-t-elle. Elle n’a pas le choix : elle doit s’adapter et accepter sa situation. C’est pareil pour vous.  » Avant d’ajouter que si Tanguy devait un jour mourir dans un attentat,  » ce serait beaucoup plus glamour que de mourir d’un cancer, vous ne trouvez pas ?  »

Depuis lors, Tanguy ne consulte plus personne. Dans les transports en commun et dans les lieux publics, il reste sur ses gardes, dévisageant les voyageurs et surveillant leurs sacs. Et si un de ses étudiants trop bruyant en classe conteste sa réprimande, il lui lâche un tranchant  » Passe d’abord entre deux bombes, et puis on en reparlera « . Bien sûr, c’est pour rire. Enfin, en partie.

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