Portrait de Gaspard Gevartius, Pierre Paul Rubens, circa 1628 (119 cm × 98 cm). © ROCKOXHUIS, ANVERS

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Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’entrepreneur belge Thomas Leysen.

Deux interviews par an, tout au plus. Le président de la KBC n’est pas homme qui aime  » à se partager « . Mais si c’est pour parler d’art, Thomas Leysen est prêt à faire un Tetris avec son agenda pour s’entretenir de sa grande passion. D’autant que la Rockoxhuis, célèbre musée anversois et propriété de la banque depuis les années 1970, vient de se refaire une beauté. Un petit lifting pour la demeure du xviie mais aussi un agrandissement à la maison voisine, celle du peintre anversois Frans Snyders, l’un des maîtres de la peinture animalière et grand spécialiste des natures mortes. Deux jours après sa réouverture, les touristes affluent et Thomas Leysen y fixe, autant que faire se peut, ses rendez-vous de fin de journée.

C’est une magnifique demeure, de type Renaissance flamande, plantée au centre de la ville et qu’occupait jadis Nicolas Rockox, bourgmestre d’Anvers et surtout humaniste et grand mécène, très proche de Rubens, qui habitait non loin. Ici, des tableaux de Bruegel, Rubens, Van Dyck ou Snyders tapissent les murs, des objets de curiosité peuplent les pièces et un cabinet de musique diffuse de la musique baroque et flamande tout autour d’un magnifique jardin sur lequel ouvrent toutes les fenêtres à meneaux. Un intérieur à l’image de cette Flandre si riche et puissante, le temps de l’âge d’or anversois où la petite ville du nord tutoyait Paris au hit-parade des cités les plus importantes d’Europe.

Quatre siècles plus tard, Thomas Leysen termine son précédent rendez-vous en coulisse de la nouvelle salle consacrée à Frans Snyders. En l’attendant, il nous est donné d’observer des mélis-mélos d’oiseaux, des poules aussi jolies que des cailles et des corbeilles de fleurs et de fruits au pied desquelles gît du gibier dont on saluerait presque la vitalité. Pile à l’heure, le président de la KBC et président de la Fondation Roi Baudouin nous propose de faire un petit tour des lieux, probablement son quatrième de la journée, avant de nous emmener dans la partie réservée exclusivement à la banque, celle des réunions ou des réceptions à l’intention des clients ou des Amis du musée. Un espace nettement plus fonctionnel où se prépare d’ailleurs un dîner qui semble prévu dans la soirée.

Grand, mince, costume gris à fines rayures blanches, il s’installe de l’autre côté de la table, tire légèrement sur sa cravate dont la fantaisie se chercherait à la loupe et, croisant les bras, découvre une montre aussi discrète que les lunettes qu’il vient de se poser sur le nez. Même si Thomas Leysen ne semble pas être un grand expansif, on le sent très heureux d’être présent dans cette vieille demeure remplie d’histoire et de tableaux. D’eux, il pourrait parler des heures, comme de la rénovation du musée ou de la politique d’acquisition ou d’enrichissement des collections. D’autant qu’il confie s’être très fortement impliqué dans la restauration de la maison,  » mais de concert avec la conservatrice « , et dans les contacts formels et informels avec les plus grands musées européens, pour des prêts, des expositions ou des collaborations. D’autant qu’avec la réouverture prochaine du Musée royal des beaux-arts d’Anvers (KMSKA), les prêts consentis à la Rockox ont pris fin. On sent que pour certaines oeuvres, ça a dû lui serrer le coeur.

Thomas Leysen, c’est la bûche qui n’est pas tombée loin du tronc. Mais pas que. Fils d’André Leysen (1927 – 2015, entrepreneur, homme d’affaires anversois), il a présidé la FEB, comme son père, et s’est distingué très jeune dans l’entrepreneuriat en devenant, à 39 ans, le plus jeune CEO de Belgique (Umicore, ex-Union minière). Une entreprise sans lien avec papa (CEO d’Agfa Gevaert) ni avec le puissant groupe familial Mediahuis ( Standaard, Gazet van Antwerpen, Nieuwsblad, Belang van Limburg…).

Rubens, l’Internet de la Renaissance

Si Thomas s’est fait tout seul, sa passion pour l’art, c’est un héritage familial, tant ses parents sont des amateurs éclairés qui emmènent leurs enfants, dès leur plus jeune âge, au musée ou assister à des ventes, pour agrémenter leur collection personnelle ou pour enrichir le musée Rubens, dont André Leysen présidait alors l’association des Amis. Premier souvenir d’art ? Sans doute celui de son père recherchant des fonds pour acquérir le plus célèbre autoportrait de Rubens dont le richissime armateur grec Niarchos cherchait alors à se débarrasser. Plus tard, Thomas Leysen, alors étudiant en droit, poursuit une année en histoire de l’art. Le droit et non l’économie  » parce que c’est plus ouvert, qu’on y apprend la précision des mots et du raisonnement, mais surtout comment une société fonctionne « .

Pour son premier choix dans l’exercice du Renc’art, il a sélectionné un tableau de Rubens, un de ceux accroché dans la salle située juste sous ses pieds. Un clin d’oeil au musée certes mais surtout un hommage au  » maître absolu de la peinture « , Pierre Paul Rubens, sans doute le plus grand peintre à ses yeux. Son talent ? Incontestablement sa capacité à  » tout savoir faire « , du  » grand genre  » aux portraits royaux ou de bourgeois, des visages d’enfants à l’exaltation religieuse de la Contre-Réforme, de la nature et enfin des oeuvres humanistes peuplées de symboles.

Exactement comme ce portrait de Gaspard Gevartius, secrétaire de la ville d’Anvers, humaniste et grand ami de Rubens à qui le peintre confiait son enfant lors de ses nombreux déplacements en Europe.  » J’adore ce portrait !  » s’exclame Thomas avant de s’envoler sur les raisons qui le lui font aimer. D’abord pour Rubens,  » le premier artiste européen « , né en Allemagne, qui travaillait tant à Londres qu’à Paris ou en Italie avant de servir pour le roi d’Espagne.  » Culturellement et artistiquement, il était tellement grand qu’il traitait presque d’égal à égal avec la plupart des souverains européens. On a de la chance car il nous a laissé une grande correspondance ; grâce à elle, on connaît le rôle qu’il jouait comme ambassadeur et des anecdotes sur sa façon de peindre. Il n’était pas rare qu’il se fasse lire des classiques en latin pendant que des musiciens jouaient dans son atelier. Parfois, il lui arrivait de dicter des lettres entre deux aplats de couleur. Il correspondait avec les grands humanistes de son époque, parlait plusieurs langues… Rubens, c’est l’exemple type de la République intellectuelle de la Renaissance. D’une certaine façon, il représente l’Internet de l’époque.  »

Thomas Leysen ajoute que Rubens était également un très bon entrepreneur. A la tête de son atelier de peinture à Anvers, il employait parfois jusqu’à trente personnes pour honorer ses commandes. Intarissable et fin connaisseur, le patron de la KBC considère que, si toute l’oeuvre de Rubens est extraordinaire en soi, ce tableau a ceci de particulier qu’il s’agit d’un  » portrait d’ami fait par un ami  » et c’est ça qui le rend  » d’autant plus attachant « . Tellement attachant que le président avoue avoir tout fait pour que le KMSKA prolonge le prêt au-delà des travaux :  » Ça n’a pas été simple de les convaincre mais, finalement, le tableau restera ici pour un dépôt de longue durée.  » L’homme est heureux.

Henri, le mécénat et la reconnaissance

Pour enchaîner, le superprésident a choisi un opus de l’artiste bruxellois Henri Evenepoel, un beau nom de la peinture mais encore largement méconnu du grand public. Probablement parce qu’il est mort jeune, à 28 ans, d’une fièvre typhoïde alors qu’il était parti tenter sa chance à Paris.  » Il aurait pu devenir l’un des tout grands de la peinture du xxe siècle. C’est grâce à une série de dessins acquise par mon père que je l’ai découvert.  » Et c’est au hasard d’une vente à Londres où Charles au jersey rayé n’avait pas trouvé acquéreur que les enfants Leysen décident de l’acheter ou plutôt de  » donner les moyens à la Fondation Roi Baudouin d’en devenir propriétaire « . Seule condition : le laisser accroché chez les parents Leysen le temps de leur vivant.  » L’idée était de faire quelque chose pour la collectivité en faisant revenir le tableau sur le territoire belge.  » Il s’agissait aussi de montrer l’exemple, à savoir faire du mécénat par donation d’oeuvres d’art. Depuis, le tableau est toujours chez sa maman, après il rejoindra la collection du KMSKA. Une jolie histoire et une manière pour Thomas Leysen de rendre hommage à ses parents, de les remercier pour tout ce qu’ils lui ont donné, l’ouverture au monde, l’intérêt pour la chose publique et les débats sociaux. Et surtout, l’art et la culture.

Plus haut, plus beau

Pour terminer, un dessin du plus grand des Primitifs flamand : Sainte Barbe, de Jan Van Eyck. Une oeuvre un brin mystérieuse dont on ne sait toujours pas aujourd’hui s’il s’agissait d’un tableau inachevé, d’une grisaille ou d’un dessin préparatoire.  » Quand elle était exposée au musée, j’y allais souvent juste pour la voir. Comme Rubens, c’est un tableau qui me remplit d’une énergie nouvelle.  » Question spiritualité, Thomas Leysen est très clair : sa spiritualité, c’est à travers l’art qu’il la vit.  » Je pense qu’au lieu de chercher le sens de la vie, il vaut mieux chercher le sens de sa vie. C’est ce que j’essaie de faire et, tout ce que j’espère, c’est que je laisserai mon petit coin du monde dans un meilleur état que lorsque je l’ai trouvé. C’est tout le sens de mon engagement en faveur de l’écologie et de l’art car, finalement, ce sont les deux seules choses qui durent.  » Comme Horace, qu’il cite, en latin, et qui, il y a bien longtemps, aimait à dire que sa poésie était un monument plus pérenne que le bronze.

Même si Thomas Leysen confie fréquenter la biennale de Venise et s’intéresser à l’art contemporain, c’est vers l’art ancien pourtant que ses préférences penchent, un monde où l’esthétique et le concept s’équilibrent. Mais sur le sens qu’il donne à l’art en général, il affirme que :  » C’est un peu la raison pour laquelle la vie vaut la peine d’être vécue. L’art transcende les contingences de la condition humaine et permet de faire ressortir la noblesse cachée de l’homme.  » En un mot : aller vers le beau, c’est tendre vers le haut.

Pierre Paul Rubens (1577 – 1640)

Le titan de la peinture est l’un des seuls dont de nouvelles oeuvres apparaissent régulièrement sur le marché. Rubens voyage et parfait son art. Rapidement, son talent fait mouche et la plupart des puissants d’Europe passent commande : Vincent de Gonzague à Mantoue, Philippe III d’Espagne, Albert et Isabelle des Pays-Bas. De retour à Anvers, en 1609, après avoir poursuivi son apprentissage en Italie, il devient le peintre officiel de la cour et y fonde son atelier, où plus de trente élèves travaillent plus ou moins en permanence : à eux le détail, à lui les visages. Au-delà de son incomparable talent, Rubens est avant tout un humaniste, un homme de la Renaissance. Rapidement, la régente Isabelle lui confie des missions diplomatiques. Pendant presque dix ans, il oeuvre pour le rabibochage des Pays-Bas espagnols et des Provinces-Unies. En parallèle, l’atelier tourne à plein régime et aux portraits de cours s’ajoutent les commandes d’églises en pleine Contre-Réforme, les grands cycles historiques et, pour finir, la nature et les paysages.

Sur le marché de l’art. Plus de 70 millions d’euros pour Le Massacre des innocents, un record, alors que la plupart des toiles sont vendues à moins de 500 000 euros.

Sainte Barbe, Jan Van Eyck, 1437 (31 cm× 18 cm).
Sainte Barbe, Jan Van Eyck, 1437 (31 cm× 18 cm).© MUSÉE ROYAL DES BEAUX-ARTS D'ANVERS – GETTY IMAGES

Jan Van Eyck (1390 – 1441)

Star des Primitifs flamands, il passe la plus grande partie de sa carrière auprès de Philippe le Bon avec lequel il entretient des rapports de confiance et d’amitié. Mais Jan Van Eyck reste célèbre pour avoir perfectionné l’utilisation de la peinture à l’huile (fraîchement découverte) en exploitant au maximum ses possibilités techniques. Conférant à ses tableaux, par la transparence des couleurs qu’il sublime, des tonalités énigmatiques et exceptionnellement lumineuses. Champion du détail qu’il rend presque  » tactile « , il laisse une oeuvre dont la force réside dans le subtil équilibre entre l’individualité de ses sujets et la totalité de leur univers.

Sur le marché de l’art. Difficile à chiffrer. Inestimable est sans conteste le mot. Demander aux musées car aucun marché ne le sait.

Charles au jersey rayé, Henri Evenepoel, 1898 (73 cm × 50 cm).
Charles au jersey rayé, Henri Evenepoel, 1898 (73 cm × 50 cm).© FONDATION ROI BAUDOUIN

Henri Evenepoel (1872 – 1899)

Fils d’un haut fonctionnaire de l’Etat, il se forme à l’académie de Saint-Josse avant de courir à Paris pour y épanouir son art dans l’atelier de Gustave Moreau. Il y rencontre Matisse et Rouault, découvre Manet et tombe éperdument amoureux de sa cousine Louise, chez qui il vit. Un amour partagé mais, comme Louise est mariée, mieux vaut partir prendre l’air en Algérie pour refroidir les coeurs, estime le papa fonctionnaire. A son retour, Henri est à l’apogée de son talent : à la vitalité des scènes de vie parisiennes et au foisonnement des couleurs s’ajoute l’intensité d’un trait au service de l’émotion intérieure de ses sujets. De santé fragile, Henri meurt alors qu’il s’apprête à épouser sa cousine et à reconnaître leurs deux enfants, dont Charles, le petit garçon au jersey rayé.

Sur le marché de l’art. Un record à 912 000 euros alors qu’il navigue le plus souvent autour des 50 000. Une entrée à partir de 2 000 et un recul sec du marché en 2017.

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