SYRIEL’ombre du djihad

Minoritaire au sein d’une rébellion éclatée, la mouvance islamiste sunnite profite de la radicalisation du conflit pour avancer ses pions. Et le temps travaille pour elle.

Sur cette terrasse venteuse, le trio d’insurgés en partance pour le front sort peu à peu de sa torpeur. Une question simple suffit à l’éveiller tout à fait :  » Votre combat prendra-t-il fin avec la chute de Bachar el-Assad ?  »  » Oui « , répondent en ch£ur Khaled le maçon et Amin le futur chimiste.  » Certainement pas !  » objecte Maowiya. Les deux premiers sont syriens ; le troisième, jordanien.  » Il reste tant de régimes impies autour de nous, assène cet échalas au faciès émacié fraîchement diplômé en droit islamique de l’université d’Amman. Prochaine étape, ma patrie. Suivront le Liban, puis l’Arabie saoudite, le Koweït, le Qatarà Quand la charia – la loi coranique – régnera partout, plus besoin de frontières.  » A l’heure de lever le camp, les trois rebelles se hisseront dans la benne du même camion poussif. Mais Khaled et Amin rejoignent un bataillon de l’Armée syrienne libre (ASL), tandis que leur camarade rallie le Liwa al-Oumma, bataillon islamiste commandé par le Libyen Mahdi al-Harati, héros, à l’été 2011, de la conquête de Tripoli.

Si, sur l’échiquier révolutionnaire du pays de Cham, elle demeure marginale, la nébuleuse djihadiste accroît son influence, avançant ses pions au grand jour. Il serait inepte d’exagérer l’ampleur du phénomène ; mais tout aussi absurde d’en nier la portée. Plus le carnage déclenché voilà dix-huit mois se prolonge, plus l’audience des boutefeux de la guerre sainte – un millier au total selon les services de renseignement occidentaux – s’élargit. D’autant qu’ils font leur miel de la férocité sans frein de la répression et du ressentiment de combattants persuadés d’avoir été abandonnés, sinon trahis, tant par les  » frères  » arabes que par les  » faux amis  » américano-européens.  » Dis-moi pourquoi la France a frappé en Libye et ne fait rien ici, s’emporte Abou Saadiq, figure de proue de la katiba (bataillon) Hamza Ibn Abd al-Mouttaleb, engagée à Alep. Il y a un plan pour détruire la Syrie ? Un complot ? On ne lutte pas seulement contre Bachar, mais aussi contre l’Iran, la Russie et le monde entier. « 

De fait, au fil des mois, le conflit tend à changer de nature. Il mettait aux prises un despotisme clanique et un peuple avide de briser ses chaînes.  » Voilà, soutient le cheikh Abou Saadiq, qu’il oppose les musulmans sunnites à tous les infidèles, alaouites en tête.  » Référence à la communauté minoritaire adepte d’une variante du chiisme dont les élites, dynastie Assad en tête, confisquent les leviers du pouvoir depuis quarante ans.

 » Je n’aime ni leurs procédés ni leur fanatisme « 

Facilité par la porosité des frontières turque et irakienne, l’afflux de djihadistes aguerris a  » enrichi  » la palette de l’insurrection de techniques terroristes. Témoin la double attaque-suicide à la voiture piégée perpétrée à Damas en mai (55 morts). Attentats à l’explosif, assassinats plus ou moins ciblés, enlèvements : peu nombreux, les vétérans venus d’ailleurs préfèrent les coups d’éclat au harcèlement, ô combien meurtrier, de l’artillerie du raïs exécré.  » Je n’aime ni leurs procédés ni leur fanatisme, soupire un officier de l’ASL, transfuge de l’armée régulière. Mais, au point où l’on en est, comment faire la fine bouche ?  » Au passage, on notera que la coterie bachariste, si prompte à reléguer tout dissident au rang de tueur d’Al-Qaeda, paie au prix fort ses man£uvres passées : non contente de libérer de prison une cohorte de salafistes – adeptes d’un islam ultrarigoriste -, elle aurait téléguidé l’émergence du Jabhat an-Nusra (Front de soutien du Levant), l’une des rares factions enclines à revendiquer son affiliation à la mouvance du défunt Oussama Ben Laden. De même, Damas voit resurgir des volontaires syriens partis naguère avec son aval défier l’occupant yankee au côté des frères sunnites d’Irakà

 » Des moudjahidine étrangers chez nous ? Jamais vu.  » Il faut l’aplomb désarmant – ou la cécité – du colonel Mustapha Abdel-Wahab, autre déserteur galonné, pour nier ainsi l’évidence. Moins outrancier, un chef de katiba de l’ASL jure n’en avoir aperçu qu’une quinzaine dans l’année écoulée aux environs d’Alep. Admettons. Dans ce registre, la palme de la duplicité revient à Abou Mohammed, patron de la brigade qui, le 20 juillet, a conquis à la hussarde le poste douanier de Bab al-Hawa, à la frontière syro-turque.  » Chez moi, il n’y a que des Syriens, jure ce diplômé de la faculté dentaire d’Alep. Et, peut-être, un visiteur de temps en temps.  » L’avant-veille, des reporters de l’AFP avaient rencontré l’un de ses adjoints flanqué de plusieurs supplétifs arabes. Le lendemain, d’autres confrères croiseront au même endroit trois Egyptiens. En clair, l’orthodontiste ment comme un arracheur de dents.

Le concept d' » Etat islamique  » fait consensus

Fondateur du bataillon Al-Haq, Abou Saïd al-Oumari admet compter dans ses rangs des fils d’exilés nés dans le Golfe ou en France,  » tous citoyens syriens « , mais qui n’avaient jamais foulé la terre des ancêtres. Tandis qu’il reçoit dans un ancien commissariat de police, sous un drapeau blanc frangé d’or et frappé de la chahada (profession de foi) –  » Il n’est de Dieu que Dieu et Mohammed est son messager  » -, un de ses lieutenants converse avec une poignée d’émissaires.  » Des Libyens, tranche un témoin. Leur accent ne trompe pas.  » A propos d’accent, les geôliers des deux photographes européens kidnappés le 19 juillet, détenus dans un camp d’islamistes radicaux puis libérés par l’ASL, éructaient avec celui de la banlieue londonienne. D’autres récits font état de la présence de Tchétchènes, de Libanais, d’Algériens, de Tunisiens ou de Pakistanais.

La profusion de groupuscules et le flou des allégeances masquent l’essentiel : la ligne de faille passe moins entre autochtones et étrangers qu’entre révolutionnaires nationalistes, sunnites pieux et conservateurs pour la plupart, et fantassins du djihad global. Soyons clairs. Dans les rangs de l’insurrection, le libéral laïque passerait pour un spécimen exotique. Bien sûr, il convient, du moins devant l’étranger, de polir son discours. De vanter du bout des lèvres la démocratie –  » à condition qu’elle soit juste  » – et les élections –  » pourvu qu’elles soient sincères  » ; même si la tentation de récuser un  » système créé par l’homme et non par Dieu  » l’emporte parfois. Le concept d' » Etat islamique  » fait consensus ; le djihad s’impose comme un devoir sacré et la charia, déjà source essentielle du droit syrien, comme une évidence. Dans le credo convenu figure aussi en bonne place le respect des minorités, chrétienne et druze de préférence. Car pour le resteà  » Le jour venu, chacun sera jugé au regard de ses crimes, non de sa confession, promet Abou Mohammed, régent de Bab al-Hawa. Mais si les Alaouites s’entêtent à soutenir le tyran, ils auront ce qu’ils méritent.  » Au mieux, les  » innocents  » peuvent espérer  » retourner dans leurs montagnes « . Malheur à l’officier rallié qui ose soutenir que sunnites et alaouites appartiennent à la même famille.  » Ce type est fou !  » s’étrangle un rebelle. Au palmarès des aversions, nul ne rivalise pourtant avec l’Iran chiite, indéfectible parrain du régime aux abois.  » Plus dangereux qu’Israël, tonne Abou Saadiq. Les sionistes, eux, n’aident pas Bachar à massacrer nos frères. « 

 » S’agissant de l’après-Bachar, nos desseins divergent « 

Comme l’attestent souvent les noms donnés aux bataillons, toute référence se doit d’être coranique. Un héros ? Le Prophète et lui seul. Un modèle ? Le cheikh libyen Omar al-Mokhtar, icône de la lutte contre l’occupant italien, qui, condamné à la pendaison en 1931, marcha vers le gibet en psalmodiant la chahada. Une victoire ? La bataille de Badr, en 624, lorsque Mohammed et les siens, en infériorité numérique, triomphèrent du clan qui les avait contraints à l’exil. La blessure ? L’écrasement, en 1982 à Hama, du soulèvement des Frères musulmans, £uvre de Hafez el-Assad, père et prédécesseur de Bachar.  » Ils ont été anéantis, confie un chef de katiba, mais leur pensée vivait depuis en nous. Elle remonte à la surface.  »  » Nous sommes les fils et petit-fils de ces martyrs « , renchérit Abdoul Harith, à l’instant de mettre le cap sur la cité martyre d’Alep avec ses 25 fidèles.

Dans les provinces du Nord, l’ASL inspire aux islamistes maison, dont beaucoup ont servi en son sein, une profonde méfiance. On raille son manque de cohésion et les querelles de ses pontes galonnés, repliés en Turquie.  » Ils ne valent guère mieux que Bachar, peste un colosse barbu. Ces types se la coulent douce dans les palaces d’Istanbul pendant que les Mig et les snipers de Bachar fauchent mes gars à Salah ed-Dine [quartier alépin dévasté]. Et ne comptez pas sur eux pour vous donner la moindre cartouche. Ils cherchent avant tout à se montrer sur Al-Jazira.  » Ranc£ur souvent partagée par les ASL de l’intérieur. Il n’empêche : sur le terrain, les uns et les autres mènent des opérations conjointes, fussent-elles sommairement coordonnées. Tel fut le cas le 14 août, afin d’anéantir la colonne blindée qui, appuyée par deux hélicoptères d’attaque, tentait de reconquérir Bab al-Hawa.

L’union sacrée scellée tant bien que mal contre l’ennemi commun survivra-t-elle à sa chute ?  » S’agissant de l’après-Bachar, nos desseins divergent « , reconnaît un salafiste.  » Pas gagné, admet en écho ce colonel dissident. Il y aura peut-être des clashs.  » Le pronostic a le don d’exaspérer un volontaire de son bataillon :  » Cette phrase, grommelle-t-il, ce mec la paiera après la victoire.  » Au risque de la pensée magique, maints cadres de la rébellion veulent croire que les djihadistes rentreront alors dans le rang.  » Ils déposeront les armes ou intégreront l’armée nouvelle, avance l’un d’eux. Quand viendra le temps des urnes, on mesurera la faiblesse de leur assise.  » Le dénouement, jugent les soldats d’Allah, n’est pas pour demain.  » Un an au moins « , avance l’un d’eux. Crainte ou souhait ? Le temps, il le sait, travaille pour la cause.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL VINCENT HUGEUX; V. H.

 » Au palmarès des aversions, nul ne rivalise avec l’Iran chiite, indéfectible parrain du régime aux abois « 

 » Nous sommes les fils et petits-fils des martyrs anéantis à Hama, en 1982, par Hafez el-Assad « 

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