Elenit : un aller simple pour un autre univers, où la musique occupe une place prépondérante. © JULIAN MOMMERT

Sur une autre planète

Grotesque et sublime, inracontable et délirant, Elenit, la dernière création de l’acteur et metteur en scène grec Euripides Laskaridis, atterrit aux Halles de Schaerbeek. Un merveilleux ovni.

Le contraste est saisissant. Quand on le retrouve à l’issue du spectacle, en haut des escaliers de l’Onassis Stegi ( lire aussi l’encadré page 84), à Athènes, Euripides Laskaridis est méconnaissable. Ou, pour le formuler correctement, il est méconnaissable quand il incarne le personnage principal d’ Elenit, sa dernière création présentée prochainement aux Halles de Schaerbeek (1). Sous la perruque blonde à la complexité rivalisant avec les plus beaux montages du xviiie siècle, sous le faux nez proéminent, sous les fausses dents, la fausse bosse dans le dos, les faux seins pendants, les chaussures compensées démesurées, la robe à crinoline couleur chair aux manches évasées, derrière cette marquise extravagante à la langue inintelligible, cette diva autoritaire qui fume la pipe en toussant beaucoup et qui aime se plonger dans un livre, il y a un homme un peu timide en apparence, plutôt beau gosse, aux grands yeux clairs et au sourire affable. Ce saisissant avant/après donne la mesure du caractère bigger than life, surréel, flamboyant, d’ Elenit. La traversée d’un autre monde, un rêve éveillé aux accents parfois cauchemardesques, un enchantement pour tous ceux qui accepteront de passer le seuil de la réalité.

Ce matériau, elenit, est une métaphore parfaite pour le monde que je crée.

Comme pour Relic en 2015 et Titans en 2017, c’est ce personnage central qui est pour Euripides Laskaridis à la source de la création du spectacle.  » Le point de départ, c’est cette persona, cette créature qui arrive dans mon esprit et à qui je dois donner chair, explique le comédien et metteur en scène. En réalité, après Titans, je pensais que ce processus était fini. Et puis je suis allé à la première du spectacle d’un ami et au premier rang, il y avait sa mère, une actrice très connue, assez vieille, une star du cinéma et de la télé. J’ai regardé cette femme, son visage, ses cheveux, c’était un spectacle en soi. De là est né ce personnage, qui dans ma tête chantait et jouait de la guitare, et qui était très petit. Je ne suis pas petit, je ne chante pas et je ne sais pas jouer de guitare mais j’ai pensé : c’est reparti !  »

Euripides Laskaridis a peut-être une explication pour son avidité à se métamorphoser, sa prédilection pour des personnages très éloignés de lui.  » J’ai commencé à faire du théâtre quand j’étais à l’école, vers 10-11 ans. Ma prof, Maria, avait pour mari l’un des créateurs d’un groupe de « revue nouvelle », ces spectacles satiriques où l’on porte une moustache, une perruque… Quand elle nous mettait en scène à l’école dans Tchekhov ou Oscar Wilde, elle faisait la même chose : elle trouvait des vêtements, des perruques, on était maquillés… Plus tard, après avoir été formé dans des écoles de théâtre à Athènes et New York, je me suis rendu compte que ça avait vraiment influencé ma méthode. Le satirique, le grotesque, le burlesque dans mes spectacles, ça vient de là. C’est aussi une tradition qui remonte à la commedia dell’arte, au théâtre de rue du Moyen Age.  » Regards de connivence avec le public, mises en avant humoristiques du fait que l’on joue et déconstruction de l’illusion, refus de se prendre au sérieux : on est bien ici dans cette lignée.

La tôle ondulée sert de fond réfléchissant à une mémorable séquence de danse.
La tôle ondulée sert de fond réfléchissant à une mémorable séquence de danse.© JULIAN MOMMERT

En suspension

Si Relic était un solo et Titans un duo, Elenit est une production bien plus importante, avec pas moins de dix interprètes sur scène, pour une galerie de personnages digne d’un tableau de Brueghel l’Ancien, d’une Peinture noire de Goya. Une parade de freaks mais en version xxie siècle. Outre l’aristocrate à choucroute d’Euripides Laskaridis, capable aussi de faire des entrechats en chaussons, il y a une naine coiffée d’un casque de chantier qui s’allume et armée d’un seau et d’un fusil, un vieil homme chauve en chemise et veston et son double, une femme à moustache pleureuse évoquant Freddie Mercury travesti dans le clip de I Want to Break Free, une petite Heidi des montagnes narcoleptique, un homme sauvage dont le pelage est constitué de bandes magnétiques tirées de cassettes vidéo, une ménagère à fichu trimballant des jambes dans son Caddie ou encore un tyrannosaure à chevelure noire, tiare et hauts talons, doté une voix de soprano, et qui entame un duel de chant éblouissant et terrifiant avec la comtesse.

La musique occupe une place prépondérante dans Elenit. Entièrement composée par Giorgos Poulios, présent sur scène à la batterie poilue ou à sa table de mixage de DJ, elle passe d’un air lyrique à de la pure techno, engendrant tantôt l’angoisse, tantôt le merveilleux, comme dans ce moment en suspension où la maîtresse des lieux, auréolée d’un cercle d’ampoules descendu des cintres, dirige un trio polyphonique contenant à peu près les seules paroles délibérément compréhensibles du spectacle :  » What’s your problem ?  »

Sont convoqués ici la magnificence de l’opéra, mais aussi la prestance du théâtre antique donné en plein air, la grâce du ballet classique, le grandiose du cirque, les expressions muettes du cinéma des pionniers, les icônes de l’histoire des beaux-arts, de la Victoire de Samothrace aux Ménines de Vélasquez en passant par La Joconde de Vinci et le Bacchus du Caravage. Sous l’éolienne défile un char de la Gay Pride qu’on aurait croisé avec La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Une danse en ligne se déploie à l’infini et à contre-jour devant une cabane en tôle ondulée. C’est d’ailleurs ce matériau, présent dès la première scène, qui donne son titre au spectacle. Fils d’architecte, Euripides Laskaridis accompagnait souvent son père sur les chantiers quand il était enfant et il voyait partout, aussi bien dans les nouvelles constructions que dans les anciens abris pour le bétail à la campagne, cette tôle ondulée qu’il pensait, suite à un malentendu, s’appeler Elenit.  » Il y a deux ou trois ans, j’ai dit à mon père que dans le nouveau spectacle que je créais, il y aurait ce matériau, l’Elenit, explique le metteur en scène. Je lui ai demandé s’il en existait une version plus fine, plus légère, plus facilement manipulable. Il ne comprenait pas, alors je lui ai montré. Ce n’était pas de l’Elenit, c’était de la tôle ondulée. L’Elenit, appelé aussi dans d’autres pays Eternit, est un matériau de construction constitué de fibre d’amiante qui s’est avéré dangereux pour la santé. Ce matériau censé durer a tué des gens. Je pense que c’est une métaphore parfaite pour le monde que je crée, qui est rempli d’échecs.  »

Si son univers est marqué de failles, la carrière d’Euripides Laskaridis semble plutôt tendre vers le succès. Parmi les coproducteurs d’ Elenit, on trouve notamment le prestigieux Théâtre de la Ville de Paris, le Théâtre municipal de Porto, le Théâtre de Liège, le Festival TransAmériques de Montréal, le Teatre Lliure de Barcelone… Une liste qui traduit bien l’éclatante percée internationale de son auteur. Euripides Laskaridis revient pourtant de loin, dans un pays fortement marqué par la crise de la dette publique qui a éclaté en 2008, quand tous les robinets publics ont été coupés pour la culture pendant huit ans. Pour survivre, il a travaillé pour d’autres, pour le chorégraphe Dimitri Papaioannou, pour Robert Wilson. Et il a monté ses propres spectacles avec les moyens du bord, avec ce qu’il avait autour de lui. Si son personnage de diva prétend être plus que ce qu’elle est vraiment, Euripides Laskaridis peut aujourd’hui rêver en grand.  » Je veux être grand, mais je veux aussi être idiot, naïf, sans réponse. Je veux cette naïveté dans une grande machinerie, sur une grande scène, parce que je pense que c’est l’être humain. Comment est-ce possible qu’aujourd’hui, il y ait encore des gens qui meurent de faim ? C’est incroyable. Pourquoi on n’a pas résolu ça ? Est-ce qu’on n’est pas naïfs et stupides ? Bien sûr qu’on l’est ! Mais on est aussi capables d’aller sur la Lune. On est en même temps géniaux et stupides, petits et grands.  »

(1) Elenit : aux Halles de Schaerbeek, les 6 et 7 mars. Au Théâtre de Liège, les 23 et 24 mars 2021.

La fondation Onassis.
La fondation Onassis.© DR

La guerre des armateurs

 » Onassis  » : le nom du célèbre armateur grec aimé de Maria Callas et de Jacqueline Kennedy s’inscrit en lettres immenses sur la façade principale de l’édifice cubique donnant sur l’avenue Syngrou, à quelques kilomètres au sud de l’Acropole et du centre d’Athènes. L’Onassis Stegi, émanation de la fondation Onassis, a été inauguré en 2010. Ce centre culturel privé multidisciplinaire, disposant d’une salle de spectacle de 800 places, est sorti de terre alors que la Grèce était écrasée par les conséquences de la crise de la dette publique de 2008. Une bouée de sauvetage dans le naufrage qui a englouti une bonne partie de la vie culturelle. L’Onassis Stegi est le producteur d’ Elenit et c’est grâce à une bourse de la fondation qu’Euripides Laskaridis a pu étudier la mise en scène au Brooklyn College, à New York. La fondation soutient des artistes grecs – comme le chorégraphe Christos Papadopoulos, passé lui aussi par les Halles de Schaerbeek avec Ion – et s’inscrit dans des coproductions internationales. Elle a notamment accueilli à Athènes de grands noms belges comme Anne Teresa De Keersmaeker, Stan, Alain Platel, Kris Verdonck ou encore l’ensemble Ictus.

Stavros Niarchos, l’autre grand armateur grec, a lui aussi une fondation à son nom, qui a hérité d’un cinquième de sa fortune à sa mort en 1996 et qui finance de nombreux projets dans le domaine des arts et de la culture. Cette fondation a elle aussi son centre culturel, situé dans la banlieue d’Athènes, à Kallithéa, près du Pirée. Achevé en 2016 et remis à l’Etat grec en 2017, le bâtiment conçu par Renzo Piano au milieu d’un parc de 170 000 mètres carrés abrite rien de moins que la nouvelle Bibliothèque nationale de Grèce (750 000 ouvrages) et l’Opéra national de Grèce (1 400 places).

La fondation Niarchos.
La fondation Niarchos.© DR

Au-delà de leur mort, la compétition entre Aristote Onassis et Stavros Niarchos perdure donc. Leur rivalité ne se mesure plus en nombre de navires et de femmes conquises, mais sur le terrain du mécénat culturel. Les artistes grecs ne s’en plaindront pas.

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