© studio daoudi/kvs

Suivre l’étoile

Quasiment cinquante ans jour pour jour après sa création, la comédie musicale L’Homme de la Mancha, traduite et interprétée par Jacques Brel, est remontée à Bruxelles par le KVS et La Monnaie. Un événement qui marque aussi les quarante ans de la disparition du plus belge des chanteurs.

 » Tout le monde est Don Quichotte, j’en suis certain « , a déclaré Jacques Brel à l’époque de la création de L’Homme de la Mancha.  » Tout le monde a un certain nombre de rêves dont il s’occupe. Pour moi, la phrase importante du texte est : « Et la folie suprême n’est-elle pas de voir la vie telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être ? »  » En 1967, sur les conseils de sa femme, Jacques Brel assiste, à New York, à une représentation de Man of la Mancha, comédie musicale créée deux ans plus tôt et inspirée à la fois du chef-d’oeuvre et de la vie mouvementée de Cervantès. Le coup de coeur est immédiat. Porté par son enthousiasme, le chanteur traduit lui-même le texte en français et décroche les droits pour le monter en interprétant lui-même le rôle principal du chevalier errant Don Quichotte. La chanson The Impossible Dream devient La Quête et la première a lieu à Bruxelles, à La Monnaie, le 4 octobre 1968, il y a un peu moins de cinquante ans.

Un homme qui rêve gagne toujours  » Jacques Brel

 » Ce qui m’a plu dans L’Homme de la Mancha, c’est ce triomphe du rêve, qu’il gagne ou qu’il ne gagne pas, déclarait encore Brel dans la même interview télévisée. Un homme qui rêve gagne toujours […] Je crois que c’est d’actualité alors qu’on parle de société de consommation, ce qui est exactement l’inverse de ceci.  » L’importance de croire en ses rêves et le personnage de Don Quichotte restent tout aussi actuels aujourd’hui. C’est ce qui a notamment poussé Filip Jordens, en plus de son amour profond pour Brel, à porter le projet de la recréation de cette comédie musicale.

Comme une blague

Filip Jordens n’est pas un inconnu pour les fans du Grand Jacques. Son tour de chant Hommage à Brel, où la voix quasiment à l’identique se double d’une incarnation saisissante, a parcouru le pays pendant plusieurs années. Et, en mai dernier, c’est à Forest National, entouré par les musiciens du Brussels Philharmonic, qu’il marquait l’année des 40 ans du décès de l’icône belge (lire également l’encadré page 88). Mais c’est en réalité depuis l’adolescence que ce comédien né à Louvain et formé à Anvers au fameux studio Herman Teirlinck chante Brel.  » Ça a commencé à l’école, comme une blague, précise-t-il. J’étais copain avec un gars qui ressemblait vraiment très fort à Brel et qui aimait Brel autant que moi. Dans la cour de récréation, on faisait les pitres : lui mimait Brel et moi je chantais derrière lui. Puis j’ai rencontré un autre élève qui faisait un peu de piano. On est allés voir le directeur pour lui proposer de remplacer le sport qu’on était obligés de faire pendant la récré par des répétitions pour monter un numéro à présenter à la fête de l’école. Lors de cette fête, j’ai chanté trois chansons de Brel. J’étais étonné par l’enthousiasme du public parce que c’était devant des garçons de 17-18 ans qui n’écoutaient que du Nirvana et du Pearl Jam. Pour gagner un peu d’argent de poche, on a ensuite proposé notre numéro au patron d’un bistrot. De trois on est passés à cinq chansons et ainsi de suite. Incarner Brel, c’est faire à la fois de la musique et du théâtre, donc pour moi c’est l’idéal.  »

Dulcinée, Don Quichotte et Sancho Panza, dans une version très contemporaine  et métissée de L'Homme de la Mancha.
Dulcinée, Don Quichotte et Sancho Panza, dans une version très contemporaine et métissée de L’Homme de la Mancha.© lien de trogh

Avec la date du cinquantenaire de la création de L’Homme de la Mancha en tête, oeuvre pour laquelle il a toujours eu un faible, Filip Jordens est allé frapper il y a deux ans à la porte de Michael De Cock, auteur, comédien, metteur en scène mais aussi directeur du KVS à Bruxelles (le théâtre royal flamand), qu’il connaît depuis ses années de formation :  » Je n’avais pas dit deux phrases que Michael était déjà d’accord.  » C’est d’ailleurs Michael De Cock qui lui a proposé de reprendre le rôle endossé par Brel.  » Au départ je ne pensais pas interpréter Don Quichotte, poursuit-il. Je le fais avec grand plaisir, bien sûr, mais ce n’était pas mon envie principale : ce que je voulais, c’était monter cette comédie musicale à Bruxelles.  »

Diversité

 » Dans la constitution de l’équipe, on a voulu de la diversité, à tous les échelons « , affirme Michael De Cock. Il signe la mise en scène en duo avec Junior Mthombeni, artiste polyvalent d’ascendance sud-africaine qui a monté dernièrement un très multidisciplinaire, multilingue et multiculturel Malcolm X.  » Junior et moi, nous sommes très complémentaires, souligne Michael De Cock. Je suis plutôt concentré sur le texte alors que lui, qui est musicien à la base, a un vrai talent pour créer des images sur un grand plateau. On a des points de vue différents mais on travaille très facilement ensemble.  »

Filip Jordens et Junior Akwety : deux voix, deux styles qui se rencontrent sur scène.
Filip Jordens et Junior Akwety : deux voix, deux styles qui se rencontrent sur scène.© studio daoudi/kvs

Pour compléter le casting, l’équipe recrute Junior Akwety, qui faisait déjà partie de l’aventure Malcolm X. Ce chanteur né à Kinshasa et installé à Anvers depuis une quinzaine d’années, aussi à l’aise dans le rap que dans la soul, la rumba et la deep house et doté d’une voix qui rappelle à beaucoup le timbre de CeeLo Green, reprend ici le rôle de Sancho Panza, écuyer fidèle de Don Quichotte. Un rôle créé à l’origine par Dario Moreno, chanteur d’opérette turc ayant fait aussi carrière en France et resté dans la mémoire collective pour ses interprétations de C’est magnifique, Tout l’amour, Si tu vas à Rio et autre Brigitte Bardot.  » Je ne connaissais pas Dario Moreno, confie Junior Akwety. Par contre, j’avais entendu parler de Man of la Mancha, à New York, il y a quatre ans. J’en parlais avec une comédienne qui s’apprêtait à passer une audition pour jouer Dulcinea. Elle expliquait ce que cette comédie musicale représentait pour New York, qui est pleine de Don Quichotte, de Sancho et de Dulcinea, de gens qui rêvent. Ce spectacle, c’est un rêve dans un rêve.  »

La Dulcinée en question, femme idéalisée à qui Don Quichotte dédie ses exploits, ce sera, à Bruxelles, la soprano classique d’origine albanaise Ana Naqe. Une habituée des productions de La Monnaie qui, en tant qu’institution créatrice de la version originelle de 1968, s’associe au projet et met à son service son ensemble de musique de chambre, dirigé par le chef d’origines libanaise et polonaise Bassem Akiki (la création en 2015 de Medúlla, adaptation opéristique de l’album de Björk, c’était lui). Ajoutez à cela François Beukelaers, 80 ans, acteur au cinéma chez Chantal Akerman et André Delvaux, le scénographe argentino- allemand Eugenio Szwarcer, la danseuse, chorégraphe et slammeuse d’origine congolaise Nadine Baboy (lauréate du premier concours Brussels Bijou, récompensant les artistes amateurs) ou encore l’Uruguayen Edu Lombardo dans le rôle d’un des prisonniers et vous aurez une petite idée de la variété des parcours et des horizons artistiques qui se côtoient sur le plateau de cet Homme de la Mancha.

 » Pour moi, le plus grand défi de cette production, c’est de montrer que ce genre de rencontres sur le plateau aboutit au meilleur résultat artistique, conclut Michael De Cock, et qu’avec une telle équipe on peut aller beaucoup plus loin pour raconter une histoire contemporaine qu’en se cantonnant dans ce qu’on connaît déjà. J’en suis convaincu et je le constate tous les jours sur le plateau avec le travail qui est mené ici. C’est de cette manière qu’on va créer un nouveau langage, pour moi c’est là que se trouve l’avenir de la scène.  » Le KVS poursuit lui aussi ses rêves. La rentrée commence fort.

L’Homme de la Mancha : du 14 au 28 septembre au KVS à Bruxelles, www.kvs.be, du 18 au 22 décembre au théâtre de Liège, www.theatredeliege.be

Brel, lors de ses adieux à L'Olympia.
Brel, lors de ses adieux à L’Olympia.© REPORTERS

Rallumer le feu

Cela fait donc quarante ans que Jacques Brel a quitté définitivement son Plat Pays, le 9 octobre 1978. Le théâtre de l’Ancre, à Charleroi, commémore cette figure marquante par Le Grand Feu, du nom du journal que Brel avait créé pour son mouvement de jeunesse catholique La Franche Cordée, dont il était responsable de la rédaction et pour lequel il écrivit son premier édito. A la barre de ce spectacle, à distinguer d’un concert ou d’un tour de chant, on retrouve l’équipe qui a fait le succès – jusqu’au festival d’Avignon – de Nés poumon noir : le chanteur/rappeur/slammeur Mochélan (Simon Delecosse), le metteur en scène Jean-Michel Van den Eeyden, Rémon Jr à la musique et Dirty Monitor à la création vidéo.

 » J’en ai eu l’idée en entendant Mochélan dire qu’il écoutait Brel avec son fils de 6 ans dans la voiture et que son fils connaissait déjà la plupart des chansons de Brel par coeur, explique Jean-Michel Van den Eeyden. J’ai trouvé cette histoire de transmission formidable. Et imaginer du Brel à la façon de Mochélan, avec des nouvelles instrus, c’était un beau point de départ. Le principe est de créer une narration à partir de la vie de Brel et de ses thèmes de prédilection présents dans ses chansons.  » Pour construire Le Grand Feu, le metteur en scène s’est aussi basé sur l’ouvrage Jacques Brel auteur, rassemblant l’intégrale des textes de Brel (chansons mais aussi scénarios, billets radiophoniques et une série de textes inédits), compilés et commentés par sa fille France. Le spectacle reprend quelques tubes, bien sûr, mais s’attache surtout à des textes moins connus, comme Le Diable. Une chanson censurée à l’époque et qui n’a pas pris une ride dans sa description du monde.  » Il y a des textes qui donnent l’impression d’avoir été écrits il y a une semaine « , confie encore le metteur en scène. Une réactualisation comme une tentative de  » démocratisation brélienne  » s’adressant à toutes les générations.

Le Grand Feu : du 9 au 19 octobre au théâtre de l’Ancre à Charleroi, www.ancre.be, le 26 octobre à la ferme du Biéreau à Louvain-la-Neuve, www.fermedubiereau.be

Filip Jordens et Junior Akwety : deux voix, deux styles qui se rencontrent sur scène.
Filip Jordens et Junior Akwety : deux voix, deux styles qui se rencontrent sur scène.© studio daoudi/kvs

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire