Depuis trente ans, Yoko Ogawa peuple ses récits d'infimes détails de l'existence. © PHILIPPE MATSAS/REPORTERS

Stranger Things

Figure incontournable des lettres japonaises, Yoko Ogawa revient avec Instantanés d’ambre, récit de la réclusion forcée de trois enfants par leur mère. Un roman initiatique, où la beauté le dispute à l’étrange.

 » Même au sujet d’un gant piétiné au bord du chemin, elle est capable de raconter quelque chose qui tient debout. Elle peut raconter des histoires à partir de choses que personne ne remarque.  » Tous les romanciers jouent sans doute plus ou moins consciemment un jour ou l’autre à faire une apparition dans leurs livres. A la page 55 de son dernier roman, Yoko Ogawa semble vanter les capacités d’imagination extraordinaires d’un de ses personnages alors qu’elle est probablement avant tout en train de parler d’elle-même. Les infimes détails de l’existence, ceux que personne ne perdrait de temps à relever ni ne s’abaisserait à regarder, cela fait presque trente ans que ses histoires en sont peuplées.

On a découvert Yoko Ogawa (Okayama, 1962) en 1997 avec La Grossesse. Le texte, une longue nouvelle, avait reçu le prestigieux prix Akutagawa à sa sortie au Japon. Une jeune femme y tenait froidement (perversement ?) note des moindres changements apparus sur le corps de sa soeur enceinte, et se mettait à lui préparer des marmelades de pamplemousse. Un fruit dont la peau – peut-être toxique – venait se mêler, dans son imaginaire trouble, à la mystérieuse  » matière  » en gestation… Depuis, la graphomane Ogawa (elle publie à peu près un roman par an) a tissé une oeuvre dont Actes Sud a suivi tous les fils (une fidélité éditoriale inexistante au Japon, où il est tout à fait normal de changer régulièrement d’éditeur et pas rare de le faire à chaque nouveau livre).

Projection privée

Le roman qu’elle publie ce printemps s’appelle Instantanés d’ambre, et il commence au Japon dans le Pavillon des arts, une maison de retraite réservée aux artistes vieillissants. La narratrice, une ancienne pianiste, y est fascinée par les faits et gestes de  » Monsieur Ambre « , résident calme et mystérieux qui semble en mesure de communiquer avec le monde de ses souvenirs. Le vieil homme n’est pas seulement capable de dialoguer avec son passé, mais bien, littéralement, de le revoir : son oeil, au globe oculaire ambré, a la faculté de projeter au-devant de sa cornée les êtres aimés et disparus en images animées miniatures. Comme aspiré par la nostalgie, il part de plus en plus vers son enfance. Et en particulier par ce jour où, à la mort inexpliquée de leur petite soeur, sa mère leur demande, à son frère, à sa soeur et à lui, d’oublier leur prénom. Ils doivent, dit-elle, ne plus jamais le prononcer ni même y penser, mais en trouver un autre.  » Opale « ,  » Ambre  » et  » Agate  » (des noms qu’ils se choisiront un peu au hasard dans un livre scientifique) emménagent alors avec leur mère dans une villa isolée au sein d’un village thermal avec l’interdiction de sortir ou d’avoir le moindre contact avec l’extérieur. Un peu comme dans le bouleversant Nobody Knows de Hirokazu Kore-eda, les enfants livrés à eux-mêmes passeront des saisons entières à se créer des mondes : au jardin (un espace sauvage cerné de hauts murs et d’arbres immenses), mais aussi en compulsant les volumes d’une gigantesque encyclopédie écrite jadis par leur père, et abandonnée dans la maison.

Yoko Ogawa écrit
Yoko Ogawa écrit  » moins sur la disparition que sur le manque « .© PHILIPPE MATSAS/REPORTERS

Dans cet univers de séquestration onirique (leur mère fixe des crinières et des ailes de laine et de coton à leurs vêtements), Yoko Ogawa progresse sur la pointe des pieds.  » Souvent, j’aimerais que les mots tombent du ciel, mais je ne suis jamais « visitée » par des esprits pendant l’écriture, ça ne marche pas comme ça, commente la romancière. En fait, les personnages ont plutôt leur vie devant moi, et je les observe. En cela, ma vie d’écrivaine est très solitaire. Les trois personnages d’ Instantanés d’ambre, je les ai suivis cachée derrière les arbres : je retenais presque mon souffle pour ne pas les déranger.  »

De prime abord angoissant de par la situation qu’il met en scène (des enfants séquestrés par leur mère en plein délire psychotique), le texte explose constamment en éclats de poésie, de joie et de surprises – le chemin imaginatif de ses trois protagonistes est l’illustration de ce qu’on appelle la résilience. Il est surtout un terrain de jeu, où l’écriture de Yoko Ogawa peut déployer toute l’étendue de son étrangeté. De l’harmonie au malaise, du beau au bizarre, de la poésie à la cruauté : dans les histoires de la Japonaise, certaines frontières sont franchies en douce. Signe, sans doute, de l’impermanence des choses, et de ce monde flottant dont la culture japonaise sait si délicatement approcher les contours. Son texte témoigne en particulier d’un traitement déconcertant du temps. Construit en flash-backs, le roman est le tissage de chronologies qui évoluent en parallèle. L’attention portée aux mutations des organismes vivants (bruissements de la terre, évolution des mousses, décomposition des champignons) comporte ainsi toujours son envers plus obscur, ou morbide.  » J’écris moins sur la disparition que sur le manque, pose Ogawa. Ce que je souhaite, c’est que mon écriture cherche la vie de personnes qui ont été là un jour. Depuis trente ans, au fond, j’écris pour raconter des défunts. Et d’une certaine manière, toute mon écriture est dédiée à raconter des choses qui n’existent plus.  »

Fréquence secrète

A travers le shintoïsme, les Japonais ont développé la croyance animiste qu’il existe en toute chose un esprit, une force vitale, une âme analogue à l’âme humaine. L’auteure du Musée du silence travaille elle-même beaucoup à brouiller les rapports entre objets animés et inanimés (on parle d’un roman où trois enfants intègrent le nom de pierres au point de finir par les incarner). Mouchoirs brodés, pages de livres, boîtes secrètes, avion en papier : Yoko Ogawa semble pouvoir capter la fréquence secrète des choses.  » Je pense qu’on peut écrire absolument sur tout. Même un simple verre d’eau, quand vous êtes écrivain, vous ne pouvez pas le laisser passer. Car chaque verre a son histoire et sa provenance et, à partir de là, vous pouvez décrire l’éclat de l’eau qu’il contient, la sensation plus ou moins rafraîchissante que cela vous donne quand vous buvez à son contact : c’est ça, être écrivain.  »

Instantanés d'ambre, par Yoko Ogawa, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Actes Sud, 304 p.
Instantanés d’ambre, par Yoko Ogawa, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Actes Sud, 304 p.

Autre constante : ses observations proposent de légers glissements du réel vers le fantastique, ou plutôt vers une sorte de merveilleux dévoyé. Dans ses calmes descriptions, tout paraît normal et harmonieux, y compris et peut-être d’abord ce qui ne l’est pas.  » En fait, au départ, je ne recherche rien d’autre qu’être la plus réaliste possible. Je considère même cela comme ma mission. Mais pour que mes descriptions soient réalistes, je dois être sensible à absolument tous les détails. Et en détaillant le réel de la façon la plus objective possible, il y a ces moments où vous arrivez à un endroit impossible, et inexplicable. C’est alors qu’interviennent ces légers déplacements : je passe la frontière. Mais je ne peux le réaliser que dans l’après coup : l’écriture est le moyen de ces transports. Je pense que trop de logique n’a pas d’intérêt littéraire. Il faut user de la grammaire et du dispositif intellectuel que représente la langue pour faire passer des choses qui se trouvent au-delà de la raison.  »

Cet après-midi-là, l’auteure de La Désintégration du papillon, du Musée du silence ou de L’Annulaire nous parle encore de sa francophilie – ses lectures de Pascal Quignard, Le Rouge et le Noir de Stendhal. Sur sa table de travail, il y a toujours quelques livres importants qu’elle ouvre au fil de la rédaction de ses propres manuscrits.  » Il y a cette scène dans Chagrins précoces de Danilo Kis ( NDLR : écrivain yougoslave), c’est pour moi la scène la plus jolie et la plus triste à la fois de toute la littérature. Un petit garçon juif est égaré à la campagne pendant la guerre. Il regarde les câbles électriques qui bougent dans le vent, et qui lui évoquent une harpe. Tout à coup, il a cette certitude :  » Si un jour mon chien meurt, je sais que je n’y survivrai pas.  » C’est un livre que je prends souvent en main. Aussitôt, je me dis :  » Je devrais pouvoir faire en sorte de le protéger.  » Je suis extrêmement sensible aux petits garçons fragiles. C’est ma pulsion littéraire première, le moteur de mon écriture. Protéger est un acte extrêmement littéraire.  »

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Retrouvez l’actualité littéraire aussi dans Focus Vif : cette semaine, notamment, Prison House, chef-d’oeuvre à ce jour de l’Anglais John King, page 32, et A l’aube, où Philippe Djian déçoit, page 33.

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Miniaturistes

De l’importance du détail dans la littérature japonaise.

1. Notes de chevet, par Sei Shônagon (Gallimard). xie siècle.

Vers l’an mille, Sei Shônagon, une dame d’honneur attachée à la princesse Sadako à Kyoto, recense dans une sorte de journal de petites observations très fines sur ce qui l’entoure – portraits, récits, historiettes.  » Fleurs des herbes « ,  » Choses sans valeur « ,  » Choses qui sont éloignées, bien que proches  » : ses Notes évoquent avec une délicatesse inouïe les rendez-vous secrets sous la lune, les charmes élégiaques d’un morceau d’étoffe ou la beauté impalpable des roses trémières desséchées.

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2. Oreiller d’herbes, par Natsume Sôseki (Picquier). 1906.

Sôseki (1867 – 1916) l’appelait son  » roman-haïku « . Au printemps, un artiste décide de se soustraire à l’agitation de la cité et gagne la montagne. Attentif à de petits éléments qui n’en valent apparemment pas la peine (étendue de colza, caillou, chant d’alouette, relief…), le jeune peintre se livre à des introspections merveilleuses qui tentent, du  » monde des passions humaines « , de  » ne contempler que l’or splendide qui y est retenu « .  » Je ne crois pas qu’un tel roman ait déjà existé en Occident. Il ouvrira de nouveaux horizons à la littérature « , prédisait Sôseki.

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3. Les Années douces, par Hiromi Kawakami (Picquier). 2003.

Dans le café où elle va tous les soirs, Tsukiko croise son ancien professeur de japonais. Un peu par hasard, ils tomberont désormais régulièrement l’un sur l’autre. Cueillette aux champignons, séance de pachinko, fête des fleurs dans un lycée, bouillon de poulpe, algues au vinaigre, notes à propos des théières de voyage : il ne se passe rien ou presque dans ce petit roman épuré. Caressant du doigt les contours simples et volatils d’une rencontre, Kawakami étudie l’impact de ses sensualités éphémères.

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