Stefaan De Clerck  » Bousculer les mentalités conservatrices « 

Evasions, grèves dans les prisons, séparation des pouvoirs, exécution des peines… Le ministre de la Justice Stefaan De Clerck (CD&V) a du pain sur la planche. Et la même volonté qu’auparavant de faire bouger les choses. Entretien.

Le Vif/L’Express : Ebranlé, le monde de la justice. Travaillez-vous déjà au suivi des recommandations de la Commission d’enquête parlementaire sur la séparation des pouvoirs ?

> Stefaan De Clerck : Oui, la machine s’est mise en marche de notre côté, mais cela prendra tout de même du temps. Par ailleurs, j’ai annoncé pour le mois de juin une note sur la réforme globale du paysage judiciaire, qui devrait rencontrer certains points avancés par la commission Fortis.

Dans Le Soir du 21 avril, le procureur général près de la Cour de cassation Jean-François Leclercq suggère une table ronde entre les trois pouvoirs. Une bonne chose ?

> Après l’histoire de la lettre du président de la Cour de cassation au président de la Chambre des représentants en décembre dernier, avec les conséquences qu’on connaît, il est clair qu’il faut mettre sur pied un organe spécifique représentatif qui sert d’interlocuteur pour les magistrats du siège, un peu comme le collège des procureurs généraux pour le ministère public. Nous devons en discuter ensemble, bien sûr.

Jean-François Leclercq s’est proposé comme intermédiaire, côté ministère public, pour gérer les problèmes à venir.

> J’apprécie beaucoup Jean-François Leclercq, qui est resté très serein dans toute cette affaire et est intervenu de manière adéquate. Cela dit, le ministère public est chapeauté par le collège des procureurs généraux dont le procureur général près la Cour de cassation ne fait pas partie. Il faut en tenir compte.

Vous avez récemment déclaré que la justice n’avait pas évolué en dix ans. N’est-ce pas exagéré ?

> En revenant au ministère après une dizaine d’années, j’ai eu l’impression de retrouver les mêmes problèmes. A l’époque, j’avais signé la note d’orientation sur l’exécution des peines. Idem pour les peines alternatives, le bracelet électronique ou la réforme des prisons (NDLR : c’est Stefaan De Clerck qui a chargé lePr Lieven Dupont de la KUL d’une mission exploratoire sur la réforme carcérale, qui a finalement débouché sur la fameuse loi Dupont). Je peux donc aisément évaluer le travail accompli depuis ma démission en 1998. Je ne dis pas que rien n’a été fait, mais il reste du boulot.

Y compris au niveau du management de la justice, qui est un sujet délicat pour les magistrats ?

> Oui. Laurette Onkelinx a lancé le chantier. Je crois maintenant qu’après toutes les études réalisées et tous les avis donnés, les esprits sont mûrs. On peut passer à l’action. La spécificité de la justice n’empêche pas que celle-ci soit managée, même au niveau des magistrats du siège. La charge de travail des magistrats sera d’ailleurs mesurée par des magistrats eux-mêmes, en toute indépendance. Une justice moderne doit être au service des citoyens comme n’importe quelle administration.

Les prisons, on en parle beaucoup en ce moment. Votre Master Plan prévoit de créer onze nouvelles prisons et d’en fermer sept, les plus vétustes. Le tout pour 2016. Le syndicat majoritaire des gardiens, la CGSP, affirme que vous ne tiendrez jamais les délais…

> Il y a deux trains différents. Les constructions supplémentaires, au nombre de sept, sont planifiées pour 2012-2013. Les plans d’architecte de trois d’entre elles, à savoir les centres psychiatriques d’Anvers et de Gand et l’établissement pour jeunes d’Achêne, sont en cours de confection. Je présenterai bientôt le cahier des charges des futures prisons de Termonde, Puurs, Sambreville et Leuze. Pour le reste, c’est-à-dire les projets de rénovation ou de remplacement d’infrastructures existantes, l’objectif est de terminer en 2016. Les sites de ces dernières doivent encore être déterminés, notamment à Bruxelles. Quant aux délais, ils ont été décidés avant mon arrivée au ministère, par Yves Leterme et Jo Vandeurzen. Je ferai tout ce qui est possible pour m’y tenir. Je m’y suis engagé.

C’est un projet ambitieux. Chaque nouvelle cellule coûtera 150 000 euros. Comment allez-vous financer tout cela, alors que les caisses de l’Etat sont vides ? Par le privé ? Avec quelles garanties ?

> Ce sera un partenariat privé-public. On appelle cela un DBFM pour design, built, finance and maintenance. Donc, le financement de départ, les plans, la construction et l’entretien des murs seront pris en charge par le privé, avec le concours des banques. Dès la fin des travaux, l’Etat remboursera un bail sur le long terme, un peu comme un leasing. Notre meilleure garantie est que l’entretien sera assuré par les mêmes investisseurs. Ceux-ci ont donc tout intérêt à faire du bon travail.

Selon votre plan, il y aura 10 200 places disponibles en 2016, au lieu des 8 456 actuelles. Or, aujourd’hui, on compte déjà 10 300 détenus et les statistiques montrent que la population carcérale augmente de 2 % par an. N’avez-vous pas mal calculé le coup ?

> Outre des prisons supplémentaires, il faut aussi mieux optimaliser les infrastructures actuelles. Par ailleurs, je travaille sur la question de la détention préventive, qui concerne près 40 % de la population carcérale. C’est trop. Nous sommes les champions d’Europe en la matière.

Comment inverser la tendance ?

> D’une part, en changeant la procédure de l’interpellation provisoire dont le délai, après 24 heures, passe directement à un mois si elle est confirmée, ce qui est souvent le cas. On pourrait prévoir une arrestation provisoire un peu plus longue pour permettre aux enquêteurs de faire leurs premiers devoirs, sans être obligé d’enfermer un suspect pendant un jour et un mois. En contrepartie, les avocats assisteraient leur client devant le juge d’instruction dès le début, contrairement à aujourd’hui. Voilà une piste sérieuse à étudier. D’autre part, il faut renforcer l’offre de peines alternatives.

Entre autres, la surveillance électronique. Mais la liste d’attente est de neuf mois pour les détenus susceptibles d’en bénéficier…

> C’est vrai. Un peu plus de 1 700 détenus attendent le bracelet. Mais les chiffres s’améliorent : 870 bracelets sont actifs aujourd’hui. C’est 150 de plus qu’en mars. Et on en attend encore 340 nouveaux dans les prochains jours. Nous avons été confrontés à un problème technique, car la technologie de base était conçue pour les téléphones fixes. Or de moins en moins de gens ont un téléphone fixe à la maison. Il a fallu adapter les bracelets électroniques aux GSM.

Certaines prisons sont d’ores et déjà en ébullition parce que surpeuplées. Que faire dans l’urgence, en attendant 2012 ?

> Nous négocions avec les autorités des Pays-Bas pour voir si les prisons néerlandaises, où 4 000 places sont actuellement vides, peuvent accueillir des détenus belges. Ce serait une solution temporaire, pendant trois ans, et cela concernerait quelque 400 détenus. Nous devons encore trouver un accord pour financer cette opération.

Cela ne risque pas de poser un problème pour les visites des familles des détenus ?

> Non, pourquoi ? Pour certains, ce sera moins loin d’aller aux Pays-Bas que de l’autre côté de la Belgique. A l’heure européenne, il ne faut pas avoir peur de trouver des solutions avec des pays voisins.

Des détenus francophones aussi ?

> La région liégeoise est très proche de Maastricht…

Pour désengorger les prisons, les condamnations de moins de trois ans ne sont pas exécutées. Ne serait-il pas logique que les juges d’application des peines soient compétents pour ces petites peines ?

> Pour l’instant, la palette des outils pénaux n’est pas assez étoffée pour permettre aux tribunaux d’application des peines de gérer les peines entre six mois et trois ans. Et la capacité carcérale n’est pas suffisante. Que va-t-on faire si les juges d’application, qui doivent respecter des délais, prennent des décisions qu’on ne peut exécuter ?

L’exécutif garde donc la main sur les entrées et sorties carcérales…

> Pas par volonté. Nous devons être réalistes. C’est un sujet délicat auquel il faut apporter une solution réfléchie. J’ai été le seul à avoir le courage politique de lancer le chantier de l’exécution des peines, il y a dix ans. Je reprends ce dossier à bras-le- corps. Le programme d’investissement carcéral en est la preuve.

Les évasions sont plus violentes que par le passé. On s’enfuit même d’Andenne aujourd’hui, un établissement réputé infaillible. Votre solution ?

> Augmenter l’efficacité des infrastructures actuelles et voir avec le personnel des prisons, qui, je vous le rappelle, n’est pas armé, comment améliorer un certain nombre de petites procédures quotidiennes en collaboration avec la police locale. Je suis en train d’inventorier avec le ministre de l’Intérieur ce qui est possible d’envisager à ce niveau. A plus long terme, si on règle le problème de la surpopulation, il y aura aussi moins d’évasions.

Vous avez transmis la demande de suspension de Fernand Koekelberg au ministre de l’Intérieur. Qui veut la peau du commissaire général de la police fédérale, francophone et étiqueté PS ?

> Poser cette question est un non-sens. J’ai reçu un dossier du comité P et je suis la procédure dans le souci de faire respecter la loi et de veiller au bon fonctionnement de la police fédérale. Que ce soit avec Fernand Koekelberg ou un autre, c’est la même chose. Il ne s’agit pas du tout d’une affaire politique, quoi que certains en pensent.

Selon le tribunal de première instance de Bruxelles, Adam G., le meurtrier de Joe Van Holsbeeck, doit purger sa peine en Belgique. Cette décision vous choque-t-elle ? Comptez-vous faire appel ?

> Il y avait un accord avec l’Etat polonais pour que ce condamné purge sa peine dans son pays natal. Imaginez la même situation avec un accusé belge jugé en Pologne. Que dirait la Belgique ? Nous étudions le dossier pour voir si nous faisons appel de la décision du juge.

Vous semblez plus prudent qu’auparavant. Avez-vous tiré des leçons de votre premier passage au poste de la Justice ?

> Je ne pense pas avoir vraiment changé. J’ai évolué, certes, et acquis plus d’expérience. Mais je veux toujours faire avancer des dossiers importants, comme il y a dix ans, au risque de bousculer quelques mentalités conservatrices. C’est le rôle du politique. Vous savez, tous les chefs de corps et les jeunes magistrats nommés par le Conseil supérieur de la justice que je rencontre me disent vouloir que les choses bougent.

Le parquet de Bruxelles a décidé de poursuivre les mandataires publics qui n’ont pas déclaré leurs mandats. Une bonne initiative ? Les citations directes vont-elles également suivre en Flandre ?

> Chaque fois que je remplis cette déclaration, je me demande si cette législation est bien ficelée. Mais bon, la loi est la loi. Pour tout le monde. Donc, c’est une bonne chose que le parquet donne un signal.

Un mot sur les élections de juin. La N-VA est créditée de 10 % dans les sondages. La fin du cartel ne risque-t-il pas de coûter cher au CD&V qui n’a rien engrangé sur le plan communautaire, aux yeux de l’opinion flamande ?

> Le résultat de la N-VA montre que la Flandre veut un accord communautaire. Le CD&V ne souhaite pas la scission du pays, mais il est clair qu’il faut tenir compte des demandes flamandes, démocratiques, légitimes, qui datent de plus de dix ans maintenant. Si nous perdons des voix, ce sera en faveur des plus radicaux.

C’est-à-dire ? Le Vlaams Belang uniquement ?

> Le VB. La Lijst Dedecker, aussi. Ces deux partis sont nationalistes et radicaux.

En demandant à une détective privée d’enquêter sur le ministre Karel De Gucht, Jean-Marie Dedecker a-t-il franchi la ligne blanche ?

> Complètement. C’est fou ! Je déplore ce genre de pratique. Est-ce cela que Dedecker veut ? Une société où tout le monde espionne tout le monde ? J’espère, cette fois, que l’électeur flamand aura compris à qui il a affaire.

ENTRETIEN : THIERRY DENOËL; Th.D.

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