Sous une peau de truie blanche…

Vers 1900, les livres précieux s’habillent de cuir et d’or. A voir à Bruxelles : neuf reliures exceptionnelles de l’architecte décorateur Henry Van de Velde, l’un des pères de l’Art nouveau.

Des formes ondoyantes, pansues, mosaïquées, bordées de filets dorés dont l’entrelacs offre un curieux effet de perspective. Des arabesques cernant des fers pleins ou évidés s’inspirant de la flore stylisée, tirant vers l’abstraction… Comment décrire ces motifs d’une rare élégance ? Dessinées tantôt sur soie, tantôt sur vélin (cuir de veau) ivoire, sur maroquin (cuir de chèvre ou de mouton) gris-perle ou sur une peau de truie immaculée, les ornementations de Henry Van de Velde (1863-1957) envahissent les plats et les dos de livres qui en deviennent, du coup, des artefacts uniques. Envahir est beaucoup dire… Car des reliures pleines signées ou attribuées de manière certaine à ce peintre, architecte, décorateur, enseignant et philosophe de renom international (qui fut, avec Victor Horta et Paul Hankar, le fondateur de l’Art nouveau en Belgique), on n’en connaît que onze. Toutes réalisées avant 1900, dans l’atelier du brillant relieur bruxellois Paul Claessens. Et toutes dépourvues d’inscription, comme si la beauté de l’£uvre décorative exigeait l’effacement pur et simple du nom de l’auteur et du titre de l’ouvrage…

Neuf de ces onze pièces remarquables sont actuellement rassemblées dans deux vitrines de la Bibliotheca Wittockiana (1), à Bruxelles, dont la mission est justement la conservation, l’exposition et la consultation (quoique accordée de moins en moins facilement) de livres précieux. Quatre de ces travaux minutieux recouvrent des volumes dont le sujet touche justement à l’histoire de la reliure. Les autres protègent des documents festifs, un contrat de mariage ou un liber memorialis de grand format. Mais peu importe le contenu, finalement. L’exécution tellement irréprochable de ces  » emballages  » de livres nous plonge dans une époque esthétique totalement révolue, que la bibliothèque tente de refléter en montrant d’autres objets créés par ce touche-à-tout de génie que fut Van de Velde. A la fin du xixe siècle, la forte concentration d’un public fortuné, composé d’industriels et de commerçants enrichis, incite la capitale à se développer en centre artistique de premier plan. Il n’y aura guère de discipline, dans le champ des arts appliqués, que Van de Velde n’a d’ailleurs pas testée. Des meubles aux tapis, des bijoux aux tissus, l’infatigable moustachu laisse sa griffe dans une production foisonnante. Ainsi, près d’un candélabre en bronze argenté (assuré 1 million d’euros) et d’un réchaud Art nouveau, des échantillons de papiers peints (dont le moindre rouleau vaudrait également, aujourd’hui, une petite fortune) jouxtent une vue sépia de la salle à manger du peintre, aux murs ornés des mêmes campanules abstraits…

Plus loin, un catalogue de robes pour dames, édité en 1900, présente les modèles au goût d’alors. Souvent, c’est l’épouse du styliste qui les porte, sur des photos pas très nettes : dans sa lourde tenue en velours noir, tout en courbes serpentines brodées (par elle-même), Maria Sèthe pose mal, l’air bougon, le visage constamment détourné de l’objectif. Cette forte femme est décédée depuis plus d’un demi-siècle, et l’on ne peut s’empêcher de se demander, pourtant, ce qu’est devenu ce vêtement unique à la couleur inconnue, de même que la presse typographique auprès de laquelle Van de Velde semble s’abîmer si fort dans ses pensées, et tous ces papiers qui jonchent le sol de l’atelier. Heureusement qu’il reste des livres…

Henry Van de Velde. La reliure Art nouveau en Belgique (1893-1900), jusqu’au 16 janvier 2011, à la Bibliotheca Wittockiana, 23, rue du Bemel,à Bruxelles. Info : 02 770 53 33 ou www.wittockiana.org

VALéRIE COLIN

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