Sous les pavés, les pages

C’est au printemps que les éditeurs préparent la rentrée littéraire. Grand oral des auteurs, réunions de représentants, grands-messes auprès des libraires… Le Vif/L’Express s’est glissé dans les coulisses.

C’est un rite, que seuls les Français connaissent : la fameuse rentrée littéraire, qui s’ouvre dès le 17 août avec quelque 700 romans français et étrangers publiés en l’espace d’un mois. Mais dans les maisons d’édition, les grandes manoeuvres ont commencé depuis longtemps. L’enjeu ? Séduire les libraires, dont les commandes assurent ou non la visibilité d’un titre. Pour cela, une armée de représentants maison fait la tournée des points de vente, programme des éditeurs sous le coude, comme au plus beau temps du porte-à-porte. A eux de transmettre les arguments à distiller en quelques minutes. D’où l’importance des réunions de représentants, cénacles très privés auxquels Le Vif/L’Express a pu exceptionnellement assister. Editeurs et auteurs, plus ou moins à l’aise, y délivrent la bonne parole. Avant de se présenter devant les libraires lors de grands-messes de plus en plus sophistiquées.

Flammarion, mercredi 20 avril

Troisième journée d’un marathon de quatre au cours desquelles toute la production de la rentrée, soit 630 titres diffusés par Flammarion (J’ai lu, Arthaud, Fluide glacial, Flammarion…) est exposée à plus de 50 représentants qui tâcheront de la placer, selon leur affectation, dans quelques-uns des 3 000 points de vente de l’Hexagone, librairies de différentes importances, et enseignes d’hypermarché.

16 h 15. Dans une grande salle des éditions Flammarion, situées sur les bords de Seine à Paris, Anna Pavlowitch, directrice du pôle littérature générale, joue les Madame Loyal. Tour de chauffe avec la collection Ombres noires, dont les deux auteurs de la rentrée, Marin Ledun et Danielle Thiéry, plutôt décontractés, viennent successivement présenter leur polar en dix minutes chrono, flanqués de leur éditrice, Caroline Lamoulie. Où l’on apprend que Danielle Thiéry, la première femme commissaire en France, transfert de chez Rivages, bénéficiera d’une importante campagne d’affichage en gare.

17 heures.  » La rentrée est légère, mais uniquement composée de livres importants « , insiste Anna Pavlowitch en introduisant les sept titres Flammarion du mois d’août, dont elle pointe l’esthétisme des bandeaux colorés. Puis, elle évoque l’un des deux premiers romans de la maison, Vivre près des tilleuls. Un récit sur l’impossible deuil d’une mère, signé l’Ajar, un collectif de 18 jeunes auteurs suisses qu’il était compliqué de faire monter à Paris.  » J’ai présenté ce manuscrit « à l’aveugle » au comité de lecture, raconte la directrice. Personne n’a vu qu’il s’agissait d’une oeuvre collective.  » Banco ! Les représentants tiennent là leur  » paratexte « , l’histoire du livre, considéré parfois comme plus porteur auprès du libraire que le contenu du roman lui-même.

Quinze minutes plus tard, place à Véronique Ovaldé, ou plutôt à Alix Penent, directrice littéraire de Flammarion, que l’auteur des éditions de l’Olivier vient de rejoindre. Après un résumé de Soyez imprudents les enfants,  » le texte le plus personnel de Véronique Ovaldé « , Alix Penent lance une interview vidéo de sa romancière,  » actuellement à la Réunion pour une tournée dans les lycées « . Arrivée, sous les applaudissements, de Serge Joncour avec sa dégaine de bûcheron parisien.  » Je suis intimidé, ce qui ne m’arrive que lorsque je suis chez le dentiste « , dit-il en riant. Sourire de l’assistance acquise à l’humour et à la disponibilité bien connus de l’ami des libraires. L’homme se chauffe, avant de conclure :  » Je sors d’une traversée de deux ans avec Repose-toi sur moi, de vous voir, je me sens un peu moins seul.  »

Gallimard, mercredi 18 mai

Au 5, rue Gaston-Gallimard, dans l’une des salles réservées aux cocktails ou aux conférences de presse improvisées des Nobel maison, Le Clézio et Modiano. Une grande table rectangulaire pour la réunion d’une dizaine de représentants auprès des librairies de second niveau – celle du premier niveau a eu lieu quelques semaines plus tôt, en présence de nombreux auteurs.

16 h 45. L’éditeur Jean-Marie Laclavetine patiente, notes en main sur les cinq ouvrages de ses écrivains, absents aujourd’hui, qu’il doit présenter en trente minutes maximum, soit six par titre. Le programme a pris un léger retard. C’est que ça discute sec autour de la sortie, le 14 octobre, de la pièce Harry Potter et l’enfant maudit (parties un et deux) et de la réédition des sept volumes de la saga sous une nouvelle couverture. Il est vrai qu’on ne badine pas avec le jeune sorcier roux. Entrée en piste de Laclavetine, qui évoque Antoine Bello, Catherine Cusset, Jean-Baptiste Del Amo, Alexandre Postel, Leïla Slimani… Beaucoup prennent des notes, quelques-uns chuchotent, vite réprimandés par la chef des ventes, Nathalie Bernard. Pas un ne regarde son portable.

17 h 46. Remplaçant les éditeurs absents, le directeur commercial Jean-Charles Grunstein aligne avec maestria les dix titres restants, dont ceux de Philippe Forest, Karine Tuil, Benoît Duteurtre. Sans pense-bête ni hésitation.

Albin Michel, lundi 13 juin

9 heures. Quelque 200 libraires, venus de toute la France, filent directement au buffet dressé dans les salles d’apparat de la Maison de l’Amérique latine, boulevard Saint-Germain. Isabelle Theillet, cogérante de la librairie Mots et motions à Saint-Mandé (banlieue est de Paris), est familière de ce grand show des auteurs Albin Michel :  » Ça aide à faire des choix, même si on a envie de tout lire. Bien sûr, le roman ne correspond pas forcément à la prestation des écrivains ; certains sont très bons à l’oral et décevants à l’écrit. Ou inversement. Mais c’est instructif, on sent tout de suite quels sont les enjeux de l’éditeur, sur quels titres il va miser pour les prix littéraires.  » Francis Esménard, PDG de la maison, se fend d’un petit mot d’introduction, ironisant sur l’année électorale à venir –  » Il paraît que ce n’est pas le bon moment pour sortir des livres  » – tout en faisant assaut d’enthousiasme pour chacun de ses poulains.

9 h 30. Si le célèbre graphomane Eric-Emmanuel Schmitt, qui ouvre la marche, est rompu à l’exercice, c’est le baptême du feu pour Aurélien Gougaud, auteur de Lithium, son premier roman. Le jeune homme de 25 ans se révèle très alerte. Spectacle assuré avec le dramaturge sicilien Davide Enia, auteur lui aussi d’un premier roman, Sur cette terre comme au ciel, dont la faconde très italienne réjouit l’auditoire. Une pause-café, et place à Joann Sfar, qui fait sensation : il évoque Comment tu parles de ton père, inspiré par le décès de ce dernier, sans jamais verser dans la gravité, multipliant, au contraire, les anecdotes cocasses. Les rires fusent, les applaudissements sont nourris. La séquence a même paru trop courte… Puis, Jean-Michel Guenassia raconte avec éloquence comment lui est venue l’idée de mettre en doute le suicide de Vincent Van Gogh par la voix de la fille du docteur Gachet : sa thèse attise les curiosités.

13 h 10. Comme d’habitude, le final revient à Amélie Nothomb, tout de noir vêtue, dûment chapeautée. Toujours aussi spirituelle, la romancière présente son Riquet à la houppe, variante du conte de Perrault. Et puisque c’est son 25e titre, champagne ! – sa boisson de prédilection. Une coupe est servie à tout le monde. Ambiance bon enfant.  » Je viens chaque année, cette présentation est très importante, souligne-t-elle. Tout se joue ce jour-là, les libraires ont un rôle clé.  » Et d’avouer qu’elle a toujours  » un trac fou « . Pas question pour autant de s’entraîner :  » Plus on répète, plus on est mauvais !  » Pour Thierry Jobard, de la librairie Kléber à Strasbourg, ces avant-premières comptent beaucoup :  » Elles nous permettent de prendre de l’avance sur nos lectures. Quand on est en province, c’est surtout l’occasion de voir des éditeurs et des auteurs avec qui nous sommes peu en contact.  » Même Didier Ottogalli, l’un des dix représentants d’Albin Michel chargés des librairies de premier niveau, déjà très informé sur la rentrée, apprécie ces tours de piste qui l’aident à affiner ses présentations et à jauger du potentiel de tel ou tel écrivain, notamment des débutants, auprès des libraires. Ce sont bien eux les vedettes du moment.

PAR MARIANNE PAYOT ET DELPHINE PERAS

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