Soupçons sur les témoins

Employées ou amie de l’héritière de L’Oréal, elles ont été les premières à dénoncer les agissements de François-Marie Banier auprès de la milliardaire. Les voilà mises en examen après une enquête judiciaire qui pointe les incohérences multiples de leurs déclarations contre le photographe. Troublantes révélations.

Cela avait tout de l’enquête oubliée. Et voici que cette instruction menée sans tambour ni trompette par le juge Roger Le Loire à Paris pourrait bien faire rebondir l’incroyable affaire Bettencourt. Elle dévoile en effet de nombreuses incohérences ou zones d’ombre dans les témoignages ayant abouti à la condamnation du principal prévenu d’abus de faiblesse à l’encontre de Liliane Bettencourt, le 28 mai 2015, au tribunal correctionnel de Bordeaux. Ouverte à la fin de l’année 2012, à la suite d’une plainte pour  » faux témoignage  » déposée par Mes Pierre Cornut-Gentille et Laurent Merlet, avocats de François-Marie Banier, le plus lourdement condamné dans cette affaire, elle a d’ores et déjà abouti à la mise en examen de cinq membres de l’entourage de Liliane Bettencourt, amie proche ou employées de maison.

Lors du procès, à Bordeaux, au début de 2015, les déclarations des personnes aujourd’hui mises en cause avaient appuyé les accusations portées contre Banier. Leurs propos semblaient confirmer que le photographe avait eu une véritable emprise sur la milliardaire, actionnaire principale de L’Oréal, dont il était l’ami assidu depuis le début des années 1990. Qu’il aurait profité de son état de santé, défaillant depuis 2006 selon les experts médicaux, pour lui soutirer de nombreux dons, notamment en argent, pour un total de plusieurs centaines de millions d’euros. Les investigations de la section de recherche de la gendarmerie à Paris à la demande du juge Le Loire, dont Le Vif/L’Express a pu prendre connaissance, viennent les contredire sur de nombreux points.

Premier exemple, celui d’Henriette Youpatchou. Cette aide-soignante, aujourd’hui âgée de 54 ans, s’est occupée de Liliane Bettencourt du 5 septembre 2006 au 28 juillet 2007. Au fil des procédures judiciaires, elle a raconté de nombreux épisodes démontrant à ses yeux l’influence malfaisante de Banier, son omniprésence auprès de sa patronne. Il y a d’abord cette scène, au retour d’un dîner, au premier trimestre 2007. Il y est question d’un chèque de 183 millions d’euros rempli en faveur de l’artiste, au sujet duquel l’aide-soignante livre  » des versions différentes « , selon les gendarmes.

 » Mme Bettencourt m’a demandé de regarder dans sa pochette, leur explique-t-elle, de prendre le carnet de chèques et de lui dire si le montant écrit est important. Quand j’ai vu inscrit 183 millions, je lui ai dit effectivement que c’était important. Je lui ai demandé pour qui était ce chèque. Elle m’a répondu que c’était M. Banier qui lui avait demandé de faire ce chèque pour construire la nouvelle fondation qui aurait été appelée Liliane Bettencourt. […] J’ai demandé à Mme Gaspard (NDLR : la femme de chambre) de venir le voir également car cela me semblait inimaginable, un tel montant. Elle a vu le chèque, puis elle l’a rangé dans le chéquier.  »

 » Que voulez-vous que je vous dise ? Moi, cette histoire me dépasse  »

L’enquête des gendarmes a cependant démontré que Dominique Gaspard n’était pas présente ce soir-là, et n’a donc pu assister à la scène décrite par Henriette Youpatchou. Mais, surtout, comme le souligne le juge Le Loire lors de son interrogatoire de l’aide-soignante, le 25 novembre 2015, il ressort des investigations qu' » on n’a pas trouvé la trace d’un chèque de 183 millions d’euros, ni même d’un chèque d’un montant très important en février ou mars 2007 « . Interrogée sur ce point, elle répond :  » Si le chèque n’a pas été encaissé, pour une raison ou pour une autre, que voulez-vous que je vous dise ? Moi, cette histoire me dépasse.  »

Le deuxième exemple concerne Claire Thibout, la comptable, collaboratrice de l’actionnaire de L’Oréal de mai 1995 jusqu’à son licenciement, le 15 décembre 2008. Personnage clé de l’affaire Bettencourt, elle a maintes fois revendiqué son attachement à sa patronne et son désir de la protéger des agissements prétendus de François-Marie Banier, décrit comme un prédateur.

Elle aussi porte des accusations précises à l’encontre du photographe. Un épisode situé en 2003 retient l’attention. Liliane Bettencourt aurait eu alors des problèmes de santé suscitant l’intervention d’un médecin  » choisi « .  » M. Lablanchy a été présenté par M. Banier, indique-t-elle au juge Le Loire, et M. Lablanchy a donné un traitement à Mme Bettencourt pour mal de dos, déprime, tout ce qu’on veut… et ce traitement lui faisait un effet terrible […]. Elle était toujours dans un état second. Un matin, en février 2003, j’ouvre le courrier et je vois une lettre de désignation d’un contrat Abeille Vie au nom de M. Banier […]. De ce pas, je vais voir Mme Bettencourt et je lui dis : « Je pense qu’il s’agit d’une erreur. » C’est là qu’elle me répond : « Non, mais il y en a un autre et il me les a pris. » Elle me dit : « Aidez-moi. » C’est ce que j’ai essayé de faire. L’autre était Cardiff (sic).  »

Cette fois encore, l’instruction a soulevé plusieurs lièvres. Le Dr Lablanchy est intervenu auprès de la richissime patiente à partir de 2001, soit deux ans avant la faiblesse momentanée de 2003. Le fait est prouvé par la saisie d’un dossier au cabinet du médecin ouvert à la date du 18 octobre 2001. Le plus important ? Les conditions d’attribution des contrats d’assurance-vie ne correspondent pas à la chronologie fixée par Claire Thibout. Le photographe en aurait été bénéficiaire dès le 30 janvier 1999, ainsi que le prouve le testament de la milliardaire. Questionnée sur ce point par le juge, la comptable a répliqué :  » Je parlais de l’acceptation. Il a accepté en février-mars 2003 et c’est à cette période qu’elle était faible.  » Or, le bénéfice du contrat Cardif n’a été accepté qu’en juin 2004.

Une vieille amie aux souvenirs contradictoires

Ultime exemple, enfin, celui de Lucienne de Rozier. Avec cette femme de 90 ans, on entre dans une autre catégorie, celle des proches. Elle et  » Liliane  » sont de vieilles connaissances.  » Cela fait plus de cinquante ans, affirme-t-elle aux gendarmes, nous étions très liées et passions nos vacances ensemble. Nous étions les meilleures amies du monde, nous habitions côte à côte. Nous nous appelions tous les jours au téléphone. Mais ces dix dernières années, depuis l’arrivée de Banier, elle a changé et je pense que c’est la maladie qui commençait.  » Devant le juge, l’amie nuance pourtant ces mots, en déclarant :  » Au début, j’étais contente de l’arrivée de Banier car ça m’a enlevé le poids physique et moral de la voir s’enfoncer dans ce que je croyais être une dépression. Je dois préciser qu’elle avait le sens de l’argent, et qu’elle était parfaitement radine, je ne sais pas comment Banier a fait pour se faire donner tout ça.  »

Lucienne de Rozier ne doute cependant pas que celui qu’elle qualifie d' » ordure  » ait voulu se faire adopter par son amie, à l’occasion du décès du mari de celle-ci, André Bettencourt, en novembre 2007, comme le résument les gendarmes dans un procès-verbal de synthèse rapportant les propos de la vieille amie.  » Liliane Bettencourt l’a appelée vers sept heures moins le quart pour lui demander de venir déjeuner, écrivent-ils. A son arrivée, la place était prise, elle est repartie. […] C’est lors de ce déjeuner que Banier a parlé d’adoption.  » Une accusation reprise par Dominique Gaspard. La femme de chambre confirme avoir entendu le photographe demander à sa patronne d’aller seule voir l’avoué pour une adoption simple. Aux enquêteurs, l’homme de loi a déclaré qu’il n’y avait jamais eu de projet d’adoption concernant Liliane Bettencourt et François-Marie Banier. Plus étonnant encore, Lucienne de Rozier, placée face à ses contradictions, est revenue lors d’une audition, en mai 2014, sur ses premières déclarations :  » Je n’ai jamais entendu Banier parler d’adoption le lendemain du décès d’André, lors du déjeuner. Dominique Gaspard m’en a parlé par la suite.  »

Un autre volet de l’instruction du juge Le Loire sème tout autant le trouble. Car les enquêteurs n’ont pas seulement examiné la validité des témoignages. Ils se sont aussi penchés sur les attestations fournies à Françoise Bettencourt-Meyers, la fille de Liliane et d’André, qui ont nourri la plainte déposée par l’héritière de L’Oréal en décembre 2007. Les cinq personnes désormais mises en examen pour  » faux témoignage  » et  » attestation mensongère  » ont toujours assuré avoir spontanément choisi de dénoncer l’attitude de François-Marie Banier. Tout comme avoir rédigé elles-mêmes leurs déclarations chez des avocats de la fille de la milliardaire, niant toute contrepartie financière à leur démarche. Dans le cadre de l’instruction pour  » abus de faiblesse  » à l’encontre de sa mère, Françoise Bettencourt-Meyers avait d’ailleurs indiqué :  » Elles ont naturellement procédé ainsi, considérant elles aussi que les agissements de M. Banier devaient cesser.  »

L’attention du juge a pourtant été retenue par une écoute téléphonique de mai 2015 portant sur une conversation entre Henriette Youpatchou et Dominique Gaspard. La première y dit :  » On a eu moins que […] en liquide, et puis il n’y a pas eu de traçabilité.  » Dans le cabinet de Roger Le Loire, l’aide-soignante a été confrontée à ses propos, dont elle a contesté la teneur.  » Ma phrase n’est pas composée comme celle que nous avons entendue, dit-elle. Je me souviens très bien d’une conversation avec Mme Gaspard où elle me dit : « Elle a tout eu », en parlant de […]. Et moi je lui réponds : « Et nous, on n’a eu que de la merde », et là je lui redis que Mme Meyers était bête, et que si elle lui avait donné cet argent en liquide, il n’y aurait pas eu de traçabilité.  » Le magistrat a désigné un expert pour procéder à l’écoute de la conversation. Henriette Youpatchou a de nouveau nié avoir reçu de l’argent en échange de son témoignage :  » Même pas un tube de crème. 0 euro. Mme Meyers m’avait proposé de me rembourser le taxi de 12 euros, j’ai refusé.  »

Ces divers éléments recueillis à Paris pourront-ils servir François-Marie Banier à Bordeaux ? L’enjeu n’est pas mince pour l’artiste. Condamné à trois ans d’emprisonnement, dont six mois avec sursis et 350 000 euros d’amende en première instance, il devrait comparaître devant la cour d’appel bordelaise du 10 au 27 mai prochain. Avec l’espoir d’échapper à la prison ferme…

Par Pascal Ceaux

 » Elles ont naturellement procédé ainsi, considérant elles aussi que les agissements de M. Banier devaient cesser  »

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