Sommes-nous prêts?

Les pièces et les billets sont arrivés à bon port. Les banques, les grands magasins et les administrations publiques semblent confiants. Doit-on encore craindre un gros « couac »?

Devant le siège de la Banque nationale de Belgique (BNB), à Bruxelles, le ballet des jeeps de police et des convoyeurs de fonds est incessant. Cette fois, l’euro est bien là! Il sommeille dans les banques, les grandes surfaces et même les tiroirs-caisses des commerçants. Grâce aux « eurominikits », plusieurs millions de Belges ont déjà palpé les nouvelles pièces, disponibles depuis le 15 décembre. Quant aux billets, ils seront bientôt délivrés par les guichets automatiques, dès le 1er ou le 2 janvier. Petit rappel, toujours utile: il faudra attendre l’an neuf, quelques instants après minuit, pour réaliser des dépenses ou des achats dans la nouvelle monnaie de douze pays européens.

Chez nous, la transition se fera-t-elle en douceur? A quelques jours du grand « basculement », l’hypothèse d’un scénario catastrophe semble être écartée. Secrètement, dans les milieux politiques, on redoutait comme la peste une vague de hold-up ou d’attaques de fourgons. Des incidents sanglants ou à répétition auraient vraisemblablement provoqué des remous sociaux dans un secteur très sensible. Imaginez l’effet d’une grève massive des convoyeurs de fonds, à l’heure où il fallait acheminer les 550 millions de billets et les 2 milliards de pièces destinés au public belge! A l’heure H, un manque de liquidités aurait provoqué un fameux chaos, susceptible de paralyser l’économie. Mais il n’en est rien. Le transfert du siècle s’est réalisé sans anicroche. Depuis le début du mois de décembre, environ, la Belgique a franchi le seuil de « cash crash », comme on dit dans le jargon monétaire: toutes les pièces et les billets ont été imprimés et plus de 60 % de la monnaie en circulation – nécessaire et suffisante – repose dans les coffres des banques.

Bien sûr, le contexte économique n’est pas aussi favorable qu’espéré. « Mais nous ne sommes ni en récession, comme au début des années 1990, ni dans une profonde dépression, comme en 1930. L’euro ne nous met pas à l’abri d’un ralentissement économique. En revanche, il nous protège des turbulences monétaires du passé », rassure Guy Quaden, le gouverneur de la BNB. Apparemment serein à quelques jours de l’échéance, l’argentier liégeois estime que la Belgique est « globalement prête ». D’autant que « le débarquement pacifique de la nouvelle monnaie s’est fait en deux vagues ». En un week-end, la Bourse et les marchés financiers ont réalisé leur big bang dès le début janvier 1999. Sans aucune difficulté notoire. Ce qui est plutôt rassurant, même si, à l’époque, il s’agissait avant tout d’adapter des ordinateurs.

Depuis 1996, en fait, les préparatifs ont été progressifs. Aujourd’hui, forcément, l’essentiel du travail a été réalisé et le risque de mauvaises surprises est limité. Des paiements scripturaux en euro sont permis depuis belle lurette, la plupart des entreprises ont converti leur comptabilité et le monde des affaires jongle sans problème avec la nouvelle devise. Même les administrations publiques sont dans le vent. On leur promettait un gigantesque fiasco informatique. Or, à Namur, Bruxelles ou Anvers, les communes, CPAS ou ministères semblent dans les temps par rapport aux tâches diverses à accomplir: un programme en 480 points pour un ministère fédéral de taille moyenne, de la conversion des formulaires de paiement à l’adaptation de tout le réseau informatique!

Depuis le mois de juillet dernier, il est vrai, les pouvoirs publics et certains secteurs d’activité cruciaux ont eu la bonne idée de presser le pas. En plusieurs phases, les banques ont assuré la conversion automatique des comptes et des produits financiers. Les assureurs ont fait de même. Les pompes à essence ont privilégié l’affichage des prix en euro, ce qui a permis aux automobilistes de se familiariser avec la nouvelle échelle de valeurs. Durant l’automne, les grands facturateurs (eau, gaz, électricité, téléphone, télédistribution…) ont également pris une longueur d’avance. Une opération totalement anodine pour les consommateurs qui paient par domiciliation bancaire. Si bien qu’aujourd’hui de nombreuses transactions financières qui concernent directement le budget mensuel des Belges s’opèrent déjà en euro. Sans compliquer la vie des principaux intéressés.

Au total, les statistiques pointent notre pays parmi les bons élèves de la classe européenne. Au premier trimestre de 2001, 37 % des déclarations à la TVA rentrées en Belgique l’ont été en euro. Un « record » d’Europe que la France (20 %), les Pays-Bas (6,7 %) ou l’Allemagne (1 % à peine) étaient loin d’approcher. Au même moment, 41,5 % des paiements entre entreprises belges ont été effectués dans la nouvelle monnaie, à comparer à 21,1 % en Allemagne ou 5,2 % en France. Et l’avance belge se confirme également en ce qui concerne la comptabilité des entreprises ou les déclarations douanières.

« Tous les facteurs maîtrisables sont sous contrôle, jure Daniel Totelin, coordinateur du passage à l’euro au ministère des Affaires économiques. Nous sommes prêts et rien de grave ne devrait nous arriver. Il n’y aura que des inconvénients… imparables. Quelques erreurs de prix par ci, quelques escroqueries par là. On ne peut pas tout régler à l’avance… » Les files d’attente risquent d’être plus garnies que d’habitude dans les bureaux de poste, les grands magasins ou les banques, qui promettent pourtant des renforts en personnel durant les premières semaines de janvier. Malgré plusieurs rappels à l’ordre de Banksys, la société qui gère les paiements électroniques pour le compte des banques, 20 % seulement des commerçants ont déjà converti leurs terminaux à l’euro. S’ils attendent les derniers jours de décembre, voire le matin du 1er janvier, une fameuse panne de réseau n’est pas à exclure.

Ces derniers mois, les principales inquiétudes des consommateurs portent sur une valse des étiquettes. Ici aussi, pourtant, les pouvoirs publics se veulent rassurants. Beaucoup de prix ont déjà été convertis et les arrondis (à la hausse) n’ont pas alimenté l’inflation: au contraire, la tendance générale de l’indice des prix à la consommation est actuellement à la baisse, étant donné, il est vrai, la relative atonie de l’économie belge. Il n’empêche: certains dérapages ne sont pas à exclure. Depuis le début de l’année, l’Inspection économique – notamment chargée de surveiller l’évolution des prix – n’a dressé qu’une vingtaine de procès-verbaux, sur un total de 300 000 commerces de détail. Comparée au relevé d’avril dernier, une enquête toute récente, réalisée du 13 au 30 novembre 2001, fait état d’une hausse des prix supérieure à 2 % dans six secteurs d’activité (boulangeries, cafés, restaurants, night shops, boucheries et petits magasins); seul le secteur horeca aurait toutefois profité du passage à l’euro. De manière générale, cette enquête de l’Inspection économique indique une amélioration du niveau d’exactitude des arrondis et une progression du double affichage des prix, qui n’est pas obligatoire: 66 % des commerces de petit détail s’y sont convertis.

Chez Test-Achats, ces discours rassurants sont interprétés avec une pointe de méfiance. Régulièrement, l’association de consommateurs publie une liste interminable de plaintes diverses et dénonce l’insuffisance des efforts en matière d’information. Ce qu’on admet d’ailleurs dans certains milieux politiques: des écoles aux CPAS, tous les destinataires potentiels ont été touchés, mais la politique d’information des pouvoirs publics a parfois manqué de cohérence ou de promptitude.

Cela dit, l’engouement populaire pour l’euro semble aussi tardif que prometteur. Comme en France, en Italie ou même en Allemagne, les « eurominikits » distribués quinze jours avant l’heure H se sont vendus comme des petits pains. Simple effet de curiosité ou gage d’une transition souple vers un autre cadre de référence? Dès le 15 janvier, les pouvoirs publics espèrent en avoir terminé avec cette phase délicate. « En quinze jours, les pièces et les billets en euros auront remplacé la quasi-totalité de la monnaie en francs belges », estime le gouverneur Quaden, qui mise sur un « assèchement rapide » des monnaies nationales. L’euro sera alors seul en piste et les aléas de la période de double circulation – du 1er janvier au 28 février, en théorie – ne seront plus qu’un mauvais souvenir.

Philippe Engels

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