Socotra, l’île du Phénix, renaît

Une équipe belgo-française a mis au jour un sanctuaire antique, enfoui dans les entrailles d’une île mythique

Socotra : cette île de 3 650 kilomètres carrés, perdue dans le golfe d’Aden, à 350 kilomètres au sud du Yémen (dont elle fait partie) et à 250 kilomètres à l’est de la Corne de l’Afrique, est un trésor. Un trésor défendu par les moussons, qui en interdisent l’accès par mer huit mois par an. Un trésor que l’empire soviétique, puis la guerre de réunification entre le Yémen du Sud et le Yémen du Nord avaient rendu inaccessible. Peut-être, dans quelques mois, les Américains, dans leur traque d’Al-Quaida, en fermeront-ils, à nouveau, les portes.

Pourtant, Socotra n’a pas toujours été cette île battue des vents, en marge du temps. Les Grecs anciens venaient s’y approvisionner en myrrhe, en encens, en cinabre (la résine rouge foncée de l’écorce du dragonnier), en aloès et en carapaces de tortue. C’est là que Pline l’Ancien situe le temple du Soleil où, selon la légende, le Phénix renaissait éternellement de ses cendres. Des récits arabes attestent que du VIe au Xe siècle, au moins, Socotra était peuplée de chrétiens. Marco Polo lui-même l’a visitée. Et les Portugais puis les Britanniques y ont planté leur drapeau. Sans s’y attarder.

Depuis 1995, l’île est à nouveau ouverte aux visiteurs. Jusqu’à la construction, l’an dernier, d’un petit aéroport, on ne l’atteignait que par la mer. Les travaux scientifiques n’en sont qu’à leurs balbutiements. On sait déjà que plus d’un tiers des 889 espèces végétales de Socotra (comme le dragonnier ou l’étrange arbre-concombre) ne se trouvent nulle part ailleurs, ce qui en fait la deuxième île la plus riche du monde, comparable seulement aux Galapagos (océan Pacifique). La manière dont les insulaires entretiennent cette biodiversité est, elle aussi, remarquable. La conservation et le développement de Socotra font d’ailleurs l’objet d’un projet du Programme de développement des Nations unies (PNUD), soutenu, notamment, par l’Union européenne. Car la population locale (15 000 habitants) manque de tout: nourriture, éducation, soins médicaux. Son niveau de vie pourrait être relevé par le développement de l’écotourisme ou la culture de l’aloès, plante rare particulièrement prisée par les industries pharmaceutiques et cosmétiques. A condition de protéger les équilibres naturels de l’île, comme les Socotri ont su le faire pendant des siècles.

Sur le plan archéologique, en revanche, Socotra ne présentait guère de vestiges, hormis un fort portugais datant du XVe siècle. En 2001, la découverte par des spéléologues belges de la grotte de Hoq, sur la côte nord de l’île, relance toutes les hypothèses. En janvier dernier, une expédition aux visées plus larges est montée par Philippe Axell, un producteur wallon de cinéma documentaire, spécialisé dans la spéléologie et l’archéologie. La présence, dans l’équipe, du Pr Christian Robin, directeur du Laboratoire d’études sémitiques anciennes au CNRS-Collège de France, est significative. Les Socotri parlent, en effet, un langage sudarabique très ancien, matrice des langues sémitiques actuelles.

Les spéléologues espéraient découvrir des traces dans la grotte de Hoq, ils seront servis au-delà de toute espérance ! L’immense cavité s’ouvre largement dans une falaise descendant doucement vers la mer. De tout temps, les bergers y ont puisé de l’eau de ruissellement, recueillie dans des vasques naturelles, destinée à abreuver leurs chèvres. L’entrée est boueuse. Quelques centaines de mètres plus loin, le spectacle devient grandiose: la grotte se présente comme une galerie naturelle, riche en cristaux de gypse et de calcite. Longue de près de deux kilomètres sur une largeur moyenne de 37 mètres, elle a une hauteur sous plafond de 19 mètres. A 600 mètres de l’entrée apparaissent les premières traces de fréquentation du site. Des brûle-parfums en céramique, encore noircis d’encens et de charbon, sont posés sur des mamelons stalagmitiques. Certains sont recouverts de concrétions calcaires, qui attestent de leur ancienneté. Des restes de torches balisent le chemin. Des inscriptions en glaise séchée garnissent les murs; une peinture rudimentaire représente un bateau. Quant au sol calcifié, il garde les empreintes émouvantes de dizaines de pieds nus, dont ceux d’enfants. Visiblement, l’équipe se trouve en présence d’un sanctuaire.

Parmi les objets découverts dans la grotte, deux tablettes en bois gravées, dont l’une est en parfait état de conservation, grâce aux conditions climatiques exceptionnelles de la grotte. Haute de 45 cm sur 20 cm de largeur, cette tablette porte des signes profondément incisés, accentués par de la poudre de charbon. Le Pr Robin identifie l’écriture: c’est de l’araméen, la langue du Christ. Elle comporte une date précise, 569, ce qui pourrait correspondre à l’année 258-259 de l’ère chrétienne. Le texte mentionne le nom de son auteur, un certain Agbar de Palmyre (la Syrie, intégrée au royaume séleucide), ainsi que le but de sa présence: dédier une offrande à une divinité ou à un dieu dont on ignore le nom. « Nous avons dénombré 48 textes dispersés sur les trois derniers quarts de la profondeur de la caverne, résume le Pr Robin, dans son compte rendu d’exploration. Mais ce chiffre est loin d’être définitif car nous n’avons pas systématiquement exploré le site. A côté de certaines inscriptions sudarabiques, la majorité sont rédigées dans une écriture de type brahmi, plus précisément d’époque Kshatrapa (IIe-IIIe siècle apr. J.-C.), utilisée dans l’Inde du nord-ouest (région de Bombay). La planchette de bois portant un texte araméen est le témoignage le plus spectaculaire de la fréquentation ancienne de ce site. »

Deux kilomètres sous terre

Les vestiges découverts par l’équipe belgo-française remettent en questionne nombre de connaissances acquises. C’est la première fois, en effet, qu’un sanctuaire est découvert si profondément dans les entrailles de la terre. Les Antiquités grecque et romaine offrent des exemples d’oracle (comme la Pythie de Delphes) ou de « mystères » chthoniens organisés à l’orée de grottes. Jamais à deux kilomètres sous terre ! Les explorateurs ont relevé, dans les inscriptions votives, trois consonnes qui pourraient former le nom d’une divinité préislamique mentionnée dans le Coran. De fait, le culte dont ils ont trouvé les traces est, de beaucoup, antérieur à l’islamisation de l’Arabie, puisqu’il se situerait entre le IIe et le IVe siècle apr. J.-C. La diversité des voyageurs qui ont pénétré dans la grotte bouleverse aussi l’idée qu’on se faisait des axes commerciaux dans cette partie du monde. Tout le monde allait à Socotra ! Et le royaume de l’Hadramaout, auquel était alors soumise l’Arabie du Sud, ne parvenait pas à contrôler cette destination. Outre la myrrhe et l’encens, le cinabre et l’aloès, quelle autre sorte d’extase Agbar de Palmyre est-il venu chercher là ?

Marie-Cécile Royen

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