Société

D’une époque à l’autre, la justice ne réprime pas les mêmes faits d’une manière égale. Pourquoi? Une étude démontre la permanence d’un lien, de 1830 à nos jours, entre l’emprisonnement et l’insécurité économique

Il ne manque pas de bons auteurs – Guy Houchon, Dan Kaminsky (UCL) et Philippe Mary (ULB) en sont (1) – pour démontrer que, depuis un demi-siècle, le recours au système pénal (emprisonnement, peines alternatives, etc.) est inversement proportionnel aux efforts qu’entreprend la société pour corriger ses inégalités. Le « criminel » est considéré dans sa sphère individuelle, renvoyé à sa propre déviance, sans que l’Etat s’interroge outre mesure sur la dimension politique et collective de la criminalité. La première version du fameux Plan de sécurité du ministre de la Justice, Marc Verwilghen (VLD), renforçait cette impression de myopie, tout en déroulant le tapis rouge devant le secteur privé de la prévention et de la répression.

La recherche que publie, aujourd’hui, Charlotte Vanneste, chef du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC), permet de prendre un peu de champ par rapport à la question âprement débattue de l’insécurité et du sens de l’emprisonnement. Comme des études similaires l’ont montré pour les Etats-Unis, elle établit, dans Les chiffres des prisons (2), un lien direct entre l’intensité de la répression pénale et la situation économique en Belgique, sur une période exceptionnellement longue de cent septante années, de 1830 à la fin du XXe siècle. Ce travail, sujet de sa thèse de doctorat en criminologie, a été couronné, en France, par le Prix Gabriel Tarde, décerné par l’Association française de criminologie.

L’idée maîtresse de l’ouvrage est simple: contrairement à ce qui paraît tomber sous le sens commun, la criminalité n’est pas ce qui, en premier lieu, caractérise l’état d’une société sur le plan pénal. En effet, le traitement réservé à certains faits évolue dans le temps. Ainsi, le vagabondage, qui était une conduite naturelle au Moyen Age, en raison du caractère semi-nomade d’une partie de la population médiévale, a été réprimé sévèrement, au XIXe siècle, pour disparaître totalement du registre pénal, à la fin du XXe siècle. En revanche, d’autres faits parmi les moins susceptibles d’être « interprétés » en fonction des humeurs du moment n’influencent pas significativement l’activité pénale. C’est le cas des décès par homicide, dont on connît le nombre depuis 1871 grâce aux statistiques du secteur de la santé. Les analyses effectuées par Charlotte Vanneste montrent que cet indicateur très limité – mais spectaculaire – de la criminalité réelle ne permet pas d’expliquer les fluctuations de la population carcérale. Il y a deux autres facteurs à prendre en compte: la sécurité économique, d’une part, et le signal fort donné par les condamnations les plus lourdes, d’autre part, synonyme de l’état d’inquiétude d’une société.

La chercheuse s’inspire des théories des cycles longs économiques ou cycles de Kondratieff qui postulent l’alternance régulière de périodes de vingt à trente ans de croissance soutenue, suivies de périodes de stagnation, de durée analogue. Or la variation du nombre d’enfermements coïncide de façon surprenante avec celle des cycles longs économiques. L’originalité du travail de Charlotte Vanneste réside moins dans ce constat – d’autres l’ont déjà fait avant elle – que dans la création de ses propres « outils » pour rendre compte de la situation économique des quatre périodes étudiées.

ï De 1830 à 1873. La première période couvre deux phases des cycles de Kondatrieff: une phase de récession jusqu’en 1848 environ, due à la maladie de la pomme de terre, à la récolte déficitaire de céréales et à la crise structurelle de l’industrie linière. Vient ensuite une phase de reprise et de prospérité qui atteint son sommet aux abords de 1872. Sans surprise, le fond de la récession correspond à un pic dans l’enfermement (1848). Un parallélisme s’établit entre les hausses du prix du froment – véritable baromètre de la vie économique – et celles du volume de la population des détenus. Les classes possédantes n’assurent leur sécurité économique qu’en répercutant sur les prix et sur les salaires toute perte de profit qu’imposerait la conjoncture. Plus la distance sociale s’accroît, plus les ouvriers sont perçus comme la classe dangereuse. Et comme la justice est aux mains de la bourgeoisie, les condamnations reflètent cette peur et frappent lourdement les atteintes à la propriété individuelle, note Vanneste.

ï De 1873 à 1914. La deuxième période couvre deux phases successives: la grande dépression et l’expansion économique de 1896 à la Première Guerre mondiale. A nouveau, les cycles économiques et les mouvements longs dans le nombre d’enfermements se superposent, à condition, toutefois, d’y inclure les populations détenues dans des établissements spécifiques pour mendiants et vagabonds. Les grèves violemment réprimées de 1886 ne permettent plus de se voiler la face sur la question sociale. Mais, plutôt que d’aborder de front le problème de la redistribution des ressources, l’Etat moralise et encourage les efforts personnels de prévoyance. Résultat: il y a les bons et les mauvais pauvres. Tout manquement à l’épargne est synonyme d’amoralité. Rien d’étonnant si la catégorie des vagabonds est ciblée plus intensément au fur et à mesure que s’accroît l’insécurité économique, mesurée par les variations du prix de la houille.

ï L’entre-deux-guerres. Bien que cette troisième période soit cernée par les deux grandes guerres mondiales et qu’elle corresponde à une récession économique, elle se caractérise par une tendance générale à la baisse de la population détenue. Une faille dans la démonstration de Charlotte Vanneste ? Elle permet, au contraire, de l’affiner. En effet, la sécurité économique (et, donc, la sécurité tout court ?) n’est plus aussi directement dépendante que par le passé de la conjoncture économique. Sous la pression du danger extérieur, les partis catholiques, libéraux et socialistes se sont rapprochés. Le droit de vote est accordé aux hommes en 1919. L’Etat-Providence se met lentement en place: dorénavant, les variations de salaire sont directement liées aux fluctuations du coût de la vie et une partie du salaire est affectée à l’assurance contre les risques, via un mécanisme d’assurance basé sur la solidarité. L’indicateur retenu pour cette période est le salaire réel (pouvoir d’achat). De fait, à une augmentation de l’indice de salaire correspond une baisse directement proportionnelle du volume de la population pénitentiaire. Cette période est marquée, sur le plan pénal, par une répression plus importante des atteintes aux personnes, en particulier, dans le domaine des abus sexuels. Le parquet accroît son rôle et prédétermine, de plus en plus, la masse des affaires qui arrivent devant les tribunaux.

ï Le dernier demi-siècle. Après les « Trente Glorieuses », l’année 1973 constitue un tournant. Le premier choc pétrolier fait entrer la Belgique dans une longue phase de récession économique. Des franges importantes de la population échappent progressivement à la sécurité salariale. L’analyse de la criminologue fait apparaître une relation significative entre le taux de chômage (et, sur une période moins longue, le nombre des minimexés) et la peuplement des prisons. A partir de 1991, le gonflement de l’électorat d’extrême-droite ouvre une place importante aux enjeux sécuritaires. A la différence de la première période étudiée (1830-1873), les « crispations punitives » semblent se focaliser sur les agressions les plus violentes contre les personnes et, tout particulièrement, les homicides. L’augmentation de l’activité policière n’est pas sans influencer le nombre d’affaires adressées au parquet. Il y a risque, conclut l’auteur, à voir les institutions qui « vivent » de la répression (polices, hommes politiques, secteur privé) contribuer à l’emballement du phénomène carcéral, lui-même beaucoup plus dépendant de l’insécurité économique que de la criminalité elle-même.

(1) Délinquant, délinquance et insécurité. Un demi-siècle de traitement en Belgique (1944-1997), par Philippe Mary, Bruylant, 1998.

(2) Les Chiffres des prisons. Des logiques économiques à leur traduction pénale, par Charlotte Vanneste, L’Harmattan, 2001.

Marie-Cécile Royen

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