SOCIÉTÉ

Les relations entre l’homme et l’animal semblent se dégrader, en Occident. A Namur, des spécialistes ont tenté de définir le sort que l’avenir réserve aux bêtes, d’ici et d’ailleurs

D’un côté, des chiens et des chats hyperchoyés, appartenant à la catégorie socio-professionnelle des inactifs et des « animaux au foyer ». De l’autre, du bétail et de la volaille réduits à l’esclavage, souffrant le martyre dans des élevages où la productivité est poussée à l’extrême. Des toutous et des matous « humanisés » dont on fête l’anniversaire, qui mangent à nos tables et dorment dans nos lits, face à des truies encagées toute leur vie, ou des vaches « blanc-bleu-belge » obligées d’endurer jusqu’à dix césariennes, pour mettre bas des veaux génétiquement modifiés – devenus trop gros pour emprunter la voie naturelle. Un amour excessif opposé à un mépris du vivant…

Quelle folie a donc emporté les sociétés occidentales, pour qu’en moins d’un demi-siècle elles installent une dichotomie radicale entre les animaux de compagnie et ceux dits « de rente » (censés procurer un revenu)? La question a récemment mobilisé, aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix (FUNDP), à Namur, des vétérinaires, anthropologues, éthiciens, théologiens et philosophes internationaux. Le tableau que dressent ces spécialistes de la relation contemporaine entre l’homme et l’animal est assez préoccupant. Voire alarmant.

Au cours des temps, le chien (il fut le premier animal domestiqué, au paléolithique) a montré sa remarquable faculté d’adaptation à des missions très diversifiées – la conduite des troupeaux, la défense des biens et des personnes, la destruction des rats, le sauvetage, le combat, etc. Aux alentours de 1900, rien qu’en Belgique, près de 150 000 chiens de trait assuraient ainsi le transport de petites charges. Cet usage s’est éteint entre les deux guerres. Beaucoup d’autres fonctions ont disparu ensuite. Désormais, à quelques exceptions près, les quelque 800 races répertoriées n’ont plus de but spécifique. « Le rôle actuel de 95 % des chiens n’est plus que tenir compagnie à l’homme », assure Jean-Marie Giffroy, professeur d’éthologie au département de médecine vétérinaire des FUNDP. Aujourd’hui, des millions de chiens n’ont plus qu’à chasser les mouches ou ronger la moquette. Ou, comme aux Etats-Unis, à attendre la « Work Day »: fixée au 23 juin, cette journée invite les employés à emmener leur compagnon sur leur lieu de travail, pour « briser la glace entre collègues »…

Or l’apparition massive, dans les villes essentiellement, d’animaux simplement « familiers » (« hommestiques », selon Lacan…) pose de fréquents problèmes aux citadins. « Le nombre des chiens urbanisés a énormément augmenté au cours de la dernière décennie, constate Giffroy. Mais leur sélection s’est portée principalement sur des critères esthétiques. Cependant, les animaux uniquement beaux ne sont pas forcément adaptés à l’homme. » D’autant que la plupart des chiens actuels ne sont plus éduqués auprès de particuliers, mais « fabriqués » dans des élevages industriels, des environnements souvent dépourvus d’échanges sociaux. « Les contacts homme-chiot sont pourtant déterminants entre 6 et 9 semaines, si l’on veut que l’animal montre plus tard des comportements corrects. » On sait que ce n’est plus toujours le cas. Les agressions canines sont en hausse. « Elles constituent la première cause de mortalité des chiens de moins de 2 ans, précise Claire Diederich, vétérinaire et assistante aux FUNDP. Ils sont euthanasiés en raison des dangers qu’ils représentent. » Ou abandonnés. Aux Pays-Bas, en 1983, on comptait 19 % de chiens renvoyés dans les refuges, après échec d’adoption pour cause d’agressivité. En 1990, ils étaient 42 %…

Ce n’est pas forcément de la faute des chiens. Il semble que, de nos jours, les propriétaires ont tendance à développer vis-à-vis d’eux les mêmes attentes qu’à l’égard… d’êtres humains. « Plutôt que de punir un animal fautif, on négocie. On lui explique que, comme on est si bon avec lui, il doit se calmer… » Pour le chien, cette attitude correspond à une démission, voire à une soumission de la part du maître. « Forcément, il en découle de graves malentendus. »

A l’autre bout, le sort des animaux de ferme n’est certainement pas plus enviable. Depuis les années 50, il s’est même considérablement dégradé, sous la pression de l’élevage industriel. Plus d’animaux pour moins d’hommes affectés à leurs soins. Ainsi, en Belgique, 150 000 éleveurs détenaient 1,5 million de porcs, en 1959. En 1992, ils n’étaient plus que 25 000 à « produire » 7 millions de cochons. Rentabilité oblige, le contact individuel entre l’agriculteur et ses bêtes a laissé la place à des pratiques mécanisées (c’est l’élevage « hors-sol », avec insémination artificielle, nourriture industrielle, éclairage contrôlé, regroupement des bêtes par sexe et classes d’âge). Ces changements rapides ont mis à l’épreuve la capacité d’adaptation des animaux de rente. Ils l’ont parfois dépassée. Les perturbations induites ont entraîné souffrances et maladies, comme l’actualité ne cesse de le rappeler.

Dans les villes du Nord, où l’on n’entend plus le chant du coq, où l’on ne voit plus de lapins vivants qu’aux marchés du dimanche (et encore), où plus aucun volailler n’ose produire à l’étal des canards ensanglantés et non plumés, « il ne reste, finalement, que des chiens et des chats », constatent les spécialistes. Mais cette double pathologie – celle qui nous fait gâter les animaux de compagnie et ravaler ceux de rente à des « machines » – est seulement propre à l’Occident. « Dans les villes du Sud, les chiens ont gardé des tâches spécifiques, explique Kakule Kasonia, docteur en sciences vétérinaires de l’ULg. Fonctions de chasse, de pêche, de gardiens de maisons – notamment contre les mauvais esprits – ou de boucherie. » En Chine, au Mexique, en Laponie, au Nigeria, au Kasaï, on mange du chien. Dans les magasins qui en vendent, en Afrique, un morceau de queue s’appelle du « téléphone », et l’animal entier, une « Peugeot 404″… Quant aux autres animaux, ils ont souvent des rôles d’échange, comme gages ou cadeaux. La vache, toujours sacralisée en Inde, mais aussi au Kenya, en Tanzanie, au Rwanda ou au Burundi, jouit d’un statut particulier. Cette situation est néanmoins en passe de changer. La désertification, la pauvreté, la sédentarisation des nomades, la pression des pays riches, la mondialisation des habitudes de consommation modifient la donne. Le modèle du Nord s’impose progressivement aux pasteurs du Sud, pour dessiner un paysage intermédiaire. « Les élevages du Sud, toujours extensifs, font peu à peu appel aux techniques occidentales (notamment pour la reproduction des bêtes). Et, dans les villes, des amateurs commencent à s’entourer de chiens « désoeuvrés », par pure imitation des Européens… », ajoute Kasonia.

Ces « nouvelles alliances » planétaires, qui se nouent entre l’homme et l’animal, affectent aussi l’avenir. L’expérimentation animale, en théorie remplaçable par des méthodes alternatives, divise les partisans du « spécisme extrême » (les intérêts vitaux des animaux sont toujours moins importants que ceux, même non vitaux, des humains), leurs adversaires et les tenants d’une position intermédiaire. Les xénogreffes (greffes d’organes « nobles » – coeur, foie, etc. – de cochons à l’homme), agitent aussi les esprits. En Suisse, elles suscitent déjà une polémique qui dépasse de loin la simple répulsion psychologique (la peur d’être « porcisé », par exemple) ou la crainte des conséquences non maîtrisées (à l’heure actuelle, les risques ne sont qu’en partie connus). « Dans mon pays, explique le Pr Alberto Bondolfi, théologien à l’université de Zurich, certains recommandent de réserver les xénogreffes aux personnes âgées – elles ne sont plus en âge de procréer -, pour éviter la dissémination éventuelle de gènes animaux à notre espèce. » Mais comment d’autres cultures aborderont cette pratique reste un mystère. Des juifs peuvent-ils vivre avec du tissu de cochon? Et les Japonais? « Ils admettent volontiers la greffe du coeur d’un étranger, mais pas celle d’un compatriote, en raison du lien avec les ancêtres », ajoute Bondolfi. Selon les peuples, la conception de la survie, des organes, des anciens et des animaux varie intensément. « Les xénogreffes nous posent un problème particulier, à nous, Européens. » Il en irait tout autrement avec des populations qui acceptent, par exemple, l’existence de personnalités multiples chez l’être humain…

Valérie Colin

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