Skype dans l’oeil de la justice française

Le procureur de la République a ordonné l’ouverture d’une enquête préliminaire sur le service de téléphonie. Une mauvaise nouvelle pour sa maison mère, Microsoft, dont la filiale française fait l’objet d’un lourd redressement fiscal. Révélations.

Poser des questions sur la mode à Victoria Beckham, rien de plus simple, grâce à Skype. Mais si le service de téléphonie sur Internet collabore volontiers avec l’ex-Spice Girl pour permettre aux internautes de l’interroger sur sa prochaine collection, il en va tout autrement lorsqu’il s’agit d’aider les juges. Même si, eux aussi, portent la robe. En France, le groupe américain refuse, en effet, de se déclarer opérateur de télécommunications, comme Orange ou SFR. Et pour cause : ces derniers sont soumis à certaines obligations, notamment celle de permettre les écoutes de police. Skype estime ne pas être concerné, se considérant comme un simple logiciel.

Ce point de vue est loin d’être partagé par les autorités des pays européens. Face au refus de la filiale de Microsoft, le procureur de la République de Paris, François Molins, a été saisi voilà tout juste un an par le gendarme des télécoms, l’Arcep. Selon nos informations, le magistrat a ordonné l’ouverture d’une enquête préliminaire.  » La brigade de répression de la délinquance aux personnes s’occupe de ce dossier « , confirme-t-on au parquet. Le non- respect de cette obligation est susceptible d’être puni d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 75 000 euros.

De quoi inquiéter le nouveau PDG de Microsoft, Satya Nadella. Car, depuis décembre dernier, le successeur de Steve Ballmer doit aussi faire face aux exigences du fisc français, qui lui réclame plus de 600 millions d’euros. Le voilà pris en étau entre les services de Bercy, le ministère de l’Economie et des Finances, et la justice, prête à partir à l’assaut de sa filiale.

Cet ultime épisode marque la dernière étape d’un conflit ouvert en 2007. A cette époque, le directeur général de l’Arcep, Philippe Distler, tente déjà de faire rentrer dans le rang le trouble-fête en adressant un ultimatum à Michael Jackson, alors n° 2 de Skype.  » Il n’est pas admissible que perdure de votre part une situation d’irrégularité au regard de vos responsabilités, lit-on dans un courrier que Le Vif/L’Express s’est procuré. Je vous demande de me retourner, sous un délai de un mois, le formulaire de déclaration.  » Cette injonction est restée sans réponse malgré une première saisine du procureur, classée sans suite… jusqu’à aujourd’hui.

L’éditeur du logiciel n’a, de fait, aucun intérêt à se plier à ces exigences. La société serait alors contrainte de collaborer avec les forces de l’ordre, mais aussi de mettre la main au portefeuille. Elle devrait permettre les appels d’urgence, financer le service universel assurant le raccordement à un réseau téléphonique fixe pour un prix abordable, ou encore la distribution d’un annuaire imprimé. Autant de nouvelles charges dont elle devrait aussi s’acquitter en Espagne, en Australie, au Canada, en Inde, au Japon…

Un rapport compliqué avec les autorités

En France, l’Arcep s’appuie sur plusieurs éléments pour justifier sa démarche. En mai 2011, d’abord, Skype a été racheté par Microsoft. Or la firme de Redmond (Etat de Washington) dispose d’un centre de recherche et de bureaux, en banlieue parisienne, à Issy-les-Moulineaux. Le logiciel de Skype, surtout, permet de converser gratuitement entre deux ordinateurs. Il peut également acheminer des appels vers les téléphones fixes et mobiles, moyennant des tarifs très concurrentiels (SkypeOut), tout comme un opérateur. Selon les documents déposés au Luxembourg, le groupe a facturé 14,9 milliards de minutes en 2011, pour un chiffre d’affaires de 702 millions d’euros. Au premier semestre de 2012, 7 milliards de minutes ont été vendues, pour 366,4 millions d’euros, à 254 millions d’utilisateurs actifs dans le monde ! Et cette progression effrénée n’est pas près de ralentir. Aujourd’hui, Microsoft intègre ce service dans toute une galaxie de produits, du système d’exploitation Windows 8 à la console de jeux Xbox One, de sa gamme de smartphones Nokia X à sa messagerie électronique Outlook.com.

Créé en 2003 par l’entrepreneur danois Janus Friis et son comparse suédois Niklas Zennström, Skype a toujours entretenu un rapport compliqué avec les autorités. Les messages échangés grâce à son logiciel sont chiffrés et donc illisibles si l’on ne dispose pas des clés adéquates. Les forces de police réussissent à capter les conversations de suspects dans des affaires de banditisme, de pédophilie ou de terrorisme, sans pouvoir les lire. Un problème d’autant plus sensible que le service est surtout utilisé en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient.

Les révélations d’Edward Snowden, l’ex-consultant de la National Security Agency (NSA) aujourd’hui réfugié en Russie, a mis au grand jour une autre réalité. Un programme américain de surveillance mondial, appelé Prism, permet à l’agence américaine de disposer d’un accès direct aux données hébergées par les géants du Net, dont celles de Google, Facebook, Microsoft et Skype. Tous se sont défendus d’une telle collaboration mais reconnaissent recevoir des demandes de plusieurs pays et les étudier avant d’y répondre. Au cours du premier semestre 2013, la justice française a ainsi adressé à Microsoft 338 réquisitions concernant 645 comptes d’utilisateurs de Skype. L’Hexagone se classe ainsi au quatrième rang des pays les plus demandeurs, après les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne.

Et voilà qu’aujourd’hui le groupe américain doit se plier aussi aux demandes de l’administration fiscale. A la suite d’une perquisition de son siège, à Issy-les-Moulineaux, en 2012, Microsoft France a reçu, en décembre dernier, la note à régler. Selon nos informations, le montant de la facture s’élève à plus de 600 millions d’euros, pénalités et intérêts compris. Bercy a dû faire vite pour éviter la prescription éventuelle de certains faits. Microsoft reconnaît avoir été redressé sur l’année 2010, mais reste en attente pour les deux exercices suivants.  » Nous contestons le montant et le bien-fondé de cette procédure « , déclare-t-il. Par le passé, la firme a obtenu gain de cause à de multiples reprises contre l’administration.Mais, cette fois, le fisc estime avoir réussi à prouver que l’activité réelle de Microsoft est bien loin de celle de simple agent commercial, comme il se déclare. La société n’encaisse en France qu’une partie du chiffre d’affaires, sous forme de commissions. Une large part est facturée en Irlande, pays à la fiscalité plus douce.

Bercy comme la justice veulent éviter que les méthodes du géant ne fassent des émules parmi la nouvelle génération de start-up. Le service de messagerie WhatsApp, vendu à Facebook, doit proposer très bientôt des appels. Et Viber permet déjà à ses 300 millions d’utilisateurs de passer des appels payants vers les téléphones fixes et mobiles avec Viber Out. Lui aussi ne s’est pas déclaré opérateur en France. Racheté par le spécialiste japonais du commerce électronique Rakuten pour 661 millions d’euros, Viber a transféré, le 5 mars, ses activités du Panama au Luxembourg. Le voilà dans la même configuration que Skype. Sur Internet, l’histoire se répète. A la différence de la mode, si chère à Victoria Beckham, qui, elle, se renouvelle à chaque saison.

Par Emmanuel Paquette

Le montant du redressement fiscal s’élève à plus de 600 millions d’euros

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