Seul sur les pavés

Le 14 avril, Paris-Roubaix se disputera pour la 100e fois. Si « l’enfer du Nord » a souvent provoqué des chutes, des incidents ou des crevaisons, il a aussi donné lieu à de superbes échappées solitaires. Evocation

Le 20 avril 1896, à 5 heures du matin, le premier Paris-Roubaix cycliste s’est élancé du bois de Boulogne. Il y avait 48 coureurs « internationaux » au départ, mais aussi une foule de « vélocipédistes ». Dimanche 14 avril prochain, pour la 100e édition de l’épreuve, ils seront près de 200 professionnels à affronter l’aventure, caractérisée surtout par sa célèbre et exigeante finale, empruntant des routes d’un autre âge. Pour sauvegarder le caractère particulier de la course, des municipalités ont d’ailleurs érigé en sites classés d’abominables tronçons pavés qui risquaient, sinon, de disparaître sous l’asphalte. Plus d’un siècle d’existence n’a donc pas atténué l’attrait voué à ce centenaire alerte.

Paris-Roubaix reste une épreuve hors du commun, sorte d’ultime épopée, « la dernière folie que le sport cycliste offre à ses officiants », comme l’affirmait Jacques Goddet, disparu l’an dernier, qui a présidé, pendant plus de cinquante ans, à la confection de toutes les grandes organisations cyclistes en France. A ce titre, les heurs et malheurs des « forçats de la route » font, à chaque fois, l’objet d’une abondance de récits. La course, il est vrai, s’est souvent jouée brutalement sur une chute, un boyau percé, un incident, survenus au coeur du terrible « enfer du Nord ». Mais elle a aussi engendré des exploits extraordinaires, notamment de longues échappées ( voir l’infographie), propulsant, seul contre tous, un champion vers la victoire et entrées à tout jamais dans la légende. Ces mémorables escapades ont été particulièrement d’actualité ces dernières années: 6 des 9 plus longs raids victorieux depuis l’après-guerre se sont déroulés au cours de la dernière décennie.

Le premier à s’être débarrassé de tous ses adversaires, loin du but, a été Fausto Coppi, en 1950. L’Italien, l’incontestable « campionissimo » de sa génération, avait de bonnes raisons de briller cette année-là. Un an auparavant, on avait assisté à l’un des dénouements les plus rocambolesques de l’histoire de la course. En vue du vélodrome, un agent avait mal aiguillé le trio de tête. Dès lors, c’est le groupe des poursuivants qui était entré le premier sur la piste. Vainqueur du sprint: Serse Coppi, le frère de Fausto. Un peu plus tard, le Français André Mahé devançait ses compagnons d’échappée: il s’était montré le plus habile des coureurs détournés qui avaient atteint la piste en escaladant… les escaliers d’accès à la tribune de presse. De réclamations en réclamations, animées du côté italien par le campionissimo en personne, de jugement en jugement, la victoire a changé à plusieurs reprises de camp. Jusqu’au moment où, après sept mois de procédure, l’UCI (Union cycliste internationale) rendait un jugement de Salomon: Mahé et Coppi se partageront la victoire.

Fausto Coppi a donc voulu remettre les pendules à l’heure: à la fois pour honorer le nom des Coppi et la réputation de tout le cyclisme italien, accusé de trop délaisser ce monument des classiques pour d’obscures raisons qui allaient du mauvais temps à l’état des routes. Dans le bel ouvrage, richement illustré de nombreuses photographies inédites, qu’ils consacrent à la 100e édition de Paris-Roubaix ( 1), Henri Quiqueré et Arnaud Pauper rappellent d’ailleurs les intentions claires de l’Italien. Il était au sommet de sa condition, parce qu’il s’était entraîné spécifiquement et qu’il avait rompu avec le calendrier habituel de sa préparation, axée sur les Tours d’Italie et de France.

Ce jour-là, le public massé sur le parcours a assisté à une cavale irrésistible de la part d’un coureur, revêtu du maillot de champion d’Italie, à l’aspect assez frêle, au style fluide et élégant, qu’il ne croyait pas taillé aux mesures d’une épreuve aussi dure et exigeante. Alors qu’il avait déjà pris les rênes de la course depuis la côte de Doullens, à une centaine de kilomètres du but, Coppi a décramponné son dernier adversaire, le Français Maurice Diot, à 45 kilomètres de Roubaix. Celui-ci a, sans doute, rendu l’un des plus francs hommages à la classe supérieure de l’Italien, en déclarant sur la ligne d’arrivée, qu’il avait franchie en deuxième position: « J’ai gagné: Coppi était hors concours… »

Avec ses 45 kilomètres de fugue sur la route de Roubaix, Coppi a longtemps été le recordman de l’effort solitaire le plus long. Il n’a été dépassé que quarante-quatre ans plus tard, par Andreï Tchmil, de nationalité russe à l’époque, mais naturalisé belge depuis lors. En 1994 donc, en dépit de la pluie et d’un vent de face, cet athlète d’une rare ténacité s’est échappé après les secteurs pavés d’Orchies, alors qu’il restait encore plus de 60 kilomètres à parcourir.

Son initiative a donné lieu ensuite à l’un des duels les plus mémorables et indécis des Paris-Roubaix modernes. En effet, derrière le Russe, Johan Museeuw s’était lancé dans la poursuite, également en solitaire. Durant plus de 40 kilomètres, Tchmil et Museeuw, qu’une grande rivalité opposait, ont alors livré une superbe et curieuse bataille. Le Belge, juché sur un drôle de vélo, spécialement conçu pour la traversée de « l’enfer », mais construit sur la base d’un cadre de bicyclette… pour dames, s’est, par moments, approché jusqu’à une centaine de mètres de l’homme de tête. Sans toutefois pouvoir le rejoindre. Au Carrefour de l’Arbre, à 16 kilomètres du vélodrome roubaisien, Museeuw capitulait pour de bon, ne terminant finalement que 13e. Tchmil est ainsi devenu le premier coureur d’un pays de l’ancien bloc communiste à gagner l’une des grandes classiques. L’histoire se mettait en marche: depuis, lui et ses compagnons se sont illustrés sur bien d’autres fronts encore.

Il n’existe évidemment pas d’évocation d’un phénomène cycliste sans qu’apparaisse le nom d’Eddy Merckx. Le plus grand champion de la discipline, toutes générations confondues, s’est, bien sûr, également distingué sur les routes de Paris-Roubaix, qu’il a remporté à trois reprises, dont deux fois en solitaire. En 1970, il a réalisé le record du plus grand écart sur le deuxième: 5 minutes et 21 secondes d’avance sur Roger De Vlaeminck, pourtant appelé à devenir le grand spécialiste de l’épreuve ( lire l’encadré). En 1973, il s’est également offert une longue échappée victorieuse, supérieure à 40 kilomètres, identique à celle de Coppi.

Cette année-là, sur un parcours boueux et battu par la pluie, Merckx, déchaîné, a lâché, un à un, en deux coups d’accélérateur fulgurants, l’un porté au début des secteurs pavés, l’autre à 44 kilomètres de Roubaix, tous les prestigieux anciens vainqueurs qui tentaient de s’accrocher à ses basques: Walter Godefroot (1969), Roger Rosiers (1970) et Roger De Vlaeminck (1972). Sur la ligne d’arrivée, on enregistrait, une nouvelle fois, des écarts impressionnants. Walter Planckaert, 4e, terminait à plus de sept minutes. Le lendemain, le grand quotidien sportif français L’Equipe titrait: « Merckx au-dessus de Merckx ». Comment imaginer plus bel éloge que celui du « plus grand » se dépassant lui-même ?

Felice Gimondi, Gilbert Duclos-Lassalle (le vainqueur le plus âgé: 38 ans et 8 mois, en 1993), Franco Ballerini et Johan Museeuw se sont également imposés à Roubaix au terme d’efforts solitaires de 40 kilomètres ou davantage. Parmi ces lauréats, c’est, sans aucun doute, le Belge qui a signé l’exploit le plus émouvant. Déjà vainqueur en 1996, le Flandrien en avait été éliminé en 1998, à la suite d’une terrible chute dans la tranchée d’Arenberg. Le genou brisé, on l’a cru, un moment, perdu pour le sport. Deux ans plus tard, toutefois, en franchissant la ligne d’arrivée au terme de sa formidable performance, il pointait fièrement du doigt son genou gauche rééduqué. De l’avis de beaucoup, il s’agit là de la plus belle victoire de cet athlète d’exception, l’indiscutable champion des grandes classiques de la décennie.

Emile Carlier (1) 100 Ans du Paris-Roubaix , par Henri Quiqueré et Arnaud Pauper. Flammarion. 160 pages.

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