Serge Dassault sous haute surveillance

Cinquième fortune de France, le célèbre avionneur se retrouve mêlé à plusieurs enquêtes judiciaires. Il est notamment soupçonné d’avoir acheté, à coups de prêts et de dons, les voix des électeurs de Corbeil-Essonnes, au sud de Paris, dont il a été maire pendant quatorze ans. Enquête sur le  » système Dassault « .

Serge Dassault a trois amours : sa femme, Nicole, son travail et Corbeil. Corbeil-Essonnes, deuxième ville du département de l’Essonne (sud de Paris), rongée par la pauvreté et le chômage. 43 000 habitants dont Monsieur D. a conquis les suffrages à force de persévérance : battu aux municipales de 1977 dans cette citadelle communiste, battu encore en 1983, battu à nouveau en 1989, il finit par l’emporter en 1995. A 70 ans, le tardif héritier du groupe aéronautique savoure sa victoire. Celle-ci, il ne la doit qu’à lui-même. Il s’est battu, il a gagné, Corbeil est à lui.  » Vous m’avez pour longtemps, là !  » lâche-t-il dans la douce euphorie de la soirée électorale.

En juin 2009, le Conseil d’Etat a contrarié cette promesse en invalidant sa réélection au fauteuil de maire, l’année précédente. Mais le sénateur UMP de l’Essonne a refusé de rompre avec Corbeil : il s’est contenté de léguer son écharpe tricolore à Jean-Pierre Bechter, l’un de ses plus proches collaborateurs, sa doublure. Toujours présent à la mairie, où il loue un bureau pour 3 000 euros mensuels, le patron du Figaro ne rate pas une commémoration, un dépôt de gerbe, une inauguration.

Pourtant, depuis un an, l’idylle entre Serge Dassault et sa ville a tourné au scénario de polar. Une histoire de pouvoir et d’argent, de politique et de haine, sur fond de cités défavorisées, qui met en scène un capitaine d’industrie riche comme Crésus et une poignée de caïds de banlieue. Et, bien sûr, des policiers et des juges qui tentent de démêler le vrai du faux dans cette intrigue : Serge Dassault et les siens ont-ils mis en place un système d’achat de voix aux élections de 2008, 2009 et 2010 qui aurait tourné au règlement de comptes entre bandes rivales ? Une information judiciaire a été ouverte en mars 2013, à Paris, pour abus de biens sociaux, corruption, blanchiment et achat de votes. Deux autres sont en cours à Evry pour tentative d’homicide. Sans compter les multiples plaintes déposées pour menaces de mort, chantage, agression et tentative d’extorsion de fonds. Ambiance…

Au commencement était un milliardaire réputé pour sa pingrerie, à qui sa  » danseuse  » a fait tourner la tête. Lui qui renâcle, au restaurant, à payer une bouteille de vin dont il n’a bu que la moitié ouvre tout grand son portefeuille pour Corbeil.  » Lors de sa première campagne électorale, en 1977, il distribuait des pièces de 10 francs « , se souvient Jacques Picard, conseiller régional écologiste et ancien conseiller municipal de Corbeil. Au fil des ans, Serge Dassault finance sur sa cassette personnelle la restauration de l’église Saint-Etienne et de la cathédrale Saint-Spire. Il contribue largement, aussi, à l’édification de la mosquée et offre aux écoles de la ville 200 ordinateurs portables et 24 tableaux numériques interactifs.  » Perversion des fondements de la République « , dénonce le député socialiste Carlos Da Silva, natif de Corbeil. Pure générosité d’un incorrigible bienfaiteur, rétorque la garde rapprochée de  » SD « .  » Il a brisé un tabou français en mettant sa fortune personnelle au service de son action publique, estime Pascal Boistel, ancien collaborateur de l’octogénaire et directeur du cabinet de Jean-Pierre Bechter. Et puis, il n’est pas le seul à pratiquer le clientélisme…  »

Le maire se montre très charitable avec ses collaborateurs, également.  » Je n’ai accepté de Dassault, en cinq ans de bons et loyaux services, qu’une enveloppe de 10 000 euros « , jure un ancien cadre municipal, la main sur le coeur.  » Un de mes ex-collègues a touché, lui, 200 000 euros pour libérer son poste sans faire de vagues.  » Les opposants politiques ne sont pas oubliés. A l’un d’eux,  » SD  » aurait demandé combien il voulait pour lui apporter sa voix lors de l’élection à la présidence du conseil d’administration de l’hôpital sud-francilien, le premier centre hospitalier public du département.

Un coup de pouce pour l’ouverture d’un commerce par-ci, une aide à la création d’une entreprise par-là

Monsieur le maire est aux petits soins, aussi, pour les jeunes des cités qui, grâce à lui, partent au ski, voyagent en France et à l’étranger, passent leur permis de conduire ou décrochent un CAE – un contrat d’accompagnement dans l’emploi, rebaptisé par leurs soins  » contrat aidé par Dassault « . Quitte à court-circuiter Joël Roret, alors adjoint au maire chargé de la jeunesse.  » Je refusais une aide ou une subvention à des gars qui revenaient me faire un bras d’honneur, quinze jours plus tard, en me disant qu’ils étaient allés voir le « Vieux » directement et qu’ils avaient obtenu ce qu’ils voulaient « , raconte celui-ci.

Les jeunes n’hésitent pas à faire irruption en plein conseil municipal ou à squatter le Clos des Pinsons – la résidence de Dassault à Corbeil – et la mairie pour réclamer de l’argent ou du travail. Souvent, ils obtiennent gain de cause.  » Dassault a voulu acheter la tranquillité dans les quartiers « , décrypte un habitant de la cité des Tarterêts.

Le maire leur prodigue également dons et prêts sur ses deniers. Un coup de pouce pour l’ouverture d’un commerce par-ci, une aide à la création d’une entreprise par-là. Pour N., qui tient à son anonymat, c’est tout simple :  » Dassault, c’est la pompe à fric. L’argent tombait directement dans les mains de quelques-uns qui redistribuaient autour d’eux.  » Traduction d’un ex-cadre municipal :  » Quelques centaines de jeunes se sont mis au service de la propagande Dassault en échange de passe-droits et d’avantages.  »

En 2007, Tracfin, la cellule du ministère de l’Economie chargée de la lutte contre le blanchiment d’argent, s’étonne du gros cadeau offert par l’édile à l’un de ses conseillers municipaux issu des Tarterêts : 500 000 euros ont été versés l’année précédente sur le compte de Samba Diagouraga. Un  » prêt  » destiné à financer des  » actions humanitaires  » et des  » projets industriels « , affirme le milliardaire. Le parquet de Paris classe l’affaire sans suite. L’industriel peut faire ce qu’il veut de son argent.

Le Conseil d’Etat se montre moins clément deux ans plus tard. En juin 2009, il annule les élections municipales de mars 2008, remportées par Serge Dassault avec 170 voix d’avance, et le déclare inéligible pendant un an. La plus haute juridiction administrative française condamne  » les dons en argent d’une ampleur significative à destination des habitants de la commune  » et juge que  » de tels faits doivent être regardés, dès lors qu’ils traduisent une pratique persistante, y compris pendant la période électorale, comme intervenus en vue des élections et comme ayant pu affecter la libre détermination des électeurs « .

Plusieurs Corbeil-Essonnois rapportent au Conseil d’Etat ce qu’ils ont vu, entendu : cet électeur, apostrophé par trois jeunes alors qu’il s’apprêtait à déposer son bulletin dans l’urne d’un bureau de vote des Tarterêts :  » Ah, toi aussi tu votes, tu dois voter SD car ça rapporte de l’argent  » ; ce billet de 50 euros glissé par le maire à une femme, devant un commerce de fruits et légumes du quartier de la Nacelle, en lui assurant que  » ça vaut bien un bulletin de vote « . Quatre habitants de la ville vont même plus loin : ils évoquent, par écrit, un système organisé d’achat de votes. Mais ils font faux bond aux juges administratifs lorsque ceux-ci les convoquent.  » Le propre d’un système mafieux, c’est que tout le monde croque et que tout le monde se tait « , décrypte Bruno Piriou, conseiller général communiste et candidat malheureux face à l’avionneur en 2008 et 2010.

Les proches du sénateur dénoncent une  » décision politique  » du Conseil d’Etat. D’ailleurs, font-ils valoir, les auteurs de quatre des témoignages versés au dossier viennent d’être renvoyés devant le tribunal correctionnel pour  » fausse attestation faisant état de faits matériellement inexacts au préjudice de Serge Dassault « .

A Corbeil, rien ne va plus. L’élection municipale de 2009, à laquelle se présente Jean-Pierre Bechter sous la bannière  » Voter Bechter, c’est voter Dassault « , est annulée. On retourne aux urnes en 2010.  » A l’époque, il suffisait d’approcher l’équipe du maire et de dire : « J’ai 100 personnes qui peuvent voter pour vous. C’est combien ? » « , se remémore N.  » Fantasme, légende urbaine « , fustigent les amis de l’ancien maire.

Pourtant, le parquet d’Evry, alerté une nouvelle fois par Tracfin, ouvre une enquête préliminaire en 2010 sur des soupçons de pratiques électorales illégales. A Corbeil, des langues se délient, des vidéos et des enregistrements compromettants circulent. Des balles sifflent, aussi. Le 29 janvier 2013, Rachid Toumi, un trentenaire des Tarterêts, échappe aux cartouches d’un fusil de chasse. Face aux enquêteurs, puis aux journalistes du Parisien, il se met à table : oui, il a participé au système d’achat de votes contre la promesse d’un prêt de 100 000 euros pour ouvrir un kebab. Il se dit menacé depuis juin 2012, faute d’avoir reçu et redistribué à ses comparses l’argent promis.  » Toumi n’a aucun intérêt à mettre en cause ce système puisqu’il s’expose à des poursuites pénales pour y avoir participé « , souligne son avocat, Me Patrick Maisonneuve.

Aujourd’hui, le clan Dassault se dit victime de tentatives d’extorsion de fonds

Le 19 février 2013, le sang coule à nouveau. Younès Bounouara, un proche de Serge Dassault, dégaine son 357 Magnum et blesse grièvement un ancien boxeur, Fatah Hou. Bounouara est l’homme à qui  » SD  » reconnaît avoir versé 1,7 million d’euros dans un enregistrement clandestin. Les extraits diffusés par le site Mediapart en septembre dernier sont accablants :  » L’argent a été donné, complètement, affirme le sénateur. Si c’est mal réparti, ce n’est pas de ma faute. […] Si c’est Younès, démerdez-vous avec lui.  » Hou, lui, a participé au tournage de la fameuse vidéo. Les juges d’instruction d’Evry qui enquêtent sur cette tentative d’homicide ont entendu Serge Dassault sous le statut de témoin assisté, le mois dernier, pour mieux cerner ses relations avec Bounouara.

Désormais, deux camps se font face. D’un côté, une poignée d’hommes qui prétendent vouloir balancer le système présumé d’achat de votes mis en place à Corbeil. De l’autre, le clan Dassault, qui s’estime victime de tentatives d’extorsion de fonds – deux enquêtes préliminaires sont d’ailleurs en cours sur ce volet. Les avocats de l’avionneur, Mes Jean Veil et Pierre Haïk, n’ont pas donné suite aux demandes de rendez-vous du Vif/L’Express. Leur ligne de défense tient en quelques lignes publiées sur le site du Figaro.fr au début de l’automne :  » Ayant toujours eu à coeur d’utiliser sa fortune pour porter aide ou secours, quand cela lui paraissait utile et opportun, à des familles ou à des jeunes en difficulté ou désireux de lancer des projets professionnels, il est, en effet, arrivé à Monsieur Serge Dassault d’accorder un soutien financier, mais toujours en dehors de toute démarche électorale.  » Circulez.

Par Tugdual Denis, Valérie Lion et Anne Vidalie

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire